Les Grands de la poésie du XXe siècle : Entretien avec Pierre Jean Jouve (première partie)
22/05/2016
Le Mercure de France a mis quatre années pour éditer l'ensemble de votre poésie, sous sa forme revue et définitive. Quelle est l'importance pour vous d'une telle publication ?
Pierre Jean Jouve : La réponse va de soi. C'est la chose la plus importante que j'aie eue à faire. Après avoir été d'abord publié par Gallimard, et, lors d'un bref passage, aux éditions de Minuit (je laisse de côté les publications à l'étranger pendant la guerre), je suis entré au Mercure de France, sous l'administration de M. Samuel de Sacy ; j'ai d'abord publié au Mercure En miroir, journal sans date, et Langue, en 1954.
L'édition définitive dont vous parlez a suivi celle de mes romans, commencée au Mercure en 1959 ; l'édition de Poésie, à partir de 1964, conduite par Madame Simone Gallimard, est bien entendu une chose importante - la chose pour moi capitale. La poésie en une grande étendue doit vaincre l'inertie plus grande du lecteur. Elle démontre aussi à l'auteur son ouvrage. Importance du point de vue technique : la présentation de l'édition, sa mise en page aérée et très intelligente de M. Gilbert Minazzoli. Importance enfin du point de vue d'une révision formelle.
Les réductions apportées aux textes sont de proportion diverse. J'ai retiré quelques éléments qui me semblaient affaiblis avec le temps, d'autres qui n'étaient plus nécessaires. Si, dans le tome I, les retouches sont minimes (de courtes parties dans les Noces), par contre dans le tome II j'ai dû considérer plusieurs grands resserrements. La plupart des oeuvres qui s'y trouvent ont été créées pendant la guerre. Dans de telles périodes de tension, on donne à une certaine série de sentiments, un certain mouvement, une certaine espèce de passion. J'ai supprimé des réminiscences et des correspondances de textes, en particulier dans la Vierge de Paris. Mais l'ouvrage est ce qu'il doit être et toutes les choses importantes du temps de ma Résistance y sont. Dans les deux derniers tomes, on peut noter seulement quelques rares retouches dont la problématique appartient à la poésie.
Comment vous apparaît cette somme d'une vie tout entière consacrée à l'écriture ?
Pierre Jean Jouve : J'ai passé ma vie à écrire dans une certaine force de création, et tout a été conduit, organisé à l'intérieur de cette force. J'ai le sentiment d'avoir rempli au plus fort, au plus haut, la destinée qui m'était faite. Toutes mes situations de vie ont été orientées vers un certain mouvement du travail qui représentait à la fois mon essence et mon existence. Je ne crois pas être sorti complètement des voies d'un homme comme Baudelaire, mais sa vie étant infiniment moins longue que la mienne, son oeuvre est plus retreinte ; et tout autre son économie. Je reconnais que mon économie est lourde et grave, mais c'est ainsi. Mon oeuvre est de continuité, rupture et ambiguïté.
Nous voici à Baudelaire. Vous avez écrit "dans sa souche", et sur lui un Tombeau...
Pierre Jean Jouve : Il est le plus grand poète du temps moderne. A n'en pas douter, Les Fleurs du Mal est un/son chef-d'oeuvre. Je suis né sous le signe de Mallarmé ;
"Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête
En qui vont les péchés d'un peuple, ni creuser
Dans tes cheveux impurs une triste tempête
Sous l'incurable ennui que verse mon baiser..."
puis, par Rimbaud,
"Tes haines, tes torpeurs fixes, tes défaillances,
Et les brutalités souffertes autrefois,
Tu nous rend tout, ô Nuit pourtant sans malveillances,
Comme un excès de sang épanché tous les mois...",
je suis remonté jusqu'à Baudelaire :
"O toison moutonnant jusque sur l'encolure !
O boucles ! O parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir !..."
J'ai écrit, pendant la guerre, un texte qui proposait une structure de Baudelaire : le masque est au centre de son oeuvre...
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