Un entretien avec Pascal Quignard III
21/02/2017
C'est pourquoi vous interrogez les cultures méconnues et les langues passées ?
Pascal Quignard : J'exhume des choses que je trouve belles. Une fois par an, je m'impose de sauver un inconnu de l'oubli. Maurice Scève, qui n'était pas vraiment un inconnu, a été le premier dont j'ai édité pour la première fois l'oeuvre entière. Il y en a bien d'autres : Lycophron d'Alexandrie, le sophiste Kong-souen Long, l'obscur et génial auteur latin Albucius, précurseur de l'écriture romanesque, le musicien et joueur de violon Sainte Colombe... J'ai préfacé même, en 1997, l'oeuvre unique de l'ami de La Rochefoucauld, le janséniste Jacques Esprit. C'est la partie la plus inaperçue de mon travail, mais cela donne un sens à chacune des années que je vis. C'est à la fois un plaisir et une forme d'engagement, car si on transforme le passé, on transforme l'avenir. Si on modifie les données de l'Histoire, on en modifie peut-être un peu les conséquences...
Que devrait être l'Histoire pour qu'elle ne soit plus manipulatrice ?
Pascal Quignard : L'Histoire est née du mythe et sera toujours vouée à la reproduction de la société, dont elle interprète l'évolution dans un sens inévitablement collectif. Elle aurait peut-être dû rester ce qu'elle était, un récit d'anecdotes jetées en vrac. Il existait dans l'ancienne Chine une autre manière de faire l'Histoire. C'était une manière pour faire pleurer les hommes sur leur profonde et déconcertante cruauté. C'est une façon de se retourner sur le passé pour contempler ce qu'il ne vaudrait mieux pas revivre. L'Histoire est chez les Chinois une forme d'humanisme mélancolique.
Comment peut-on être écrivain en se méfiant tellement du langage ?
Pascal Quignard : Les rhéteurs, les politiques ordonnent, fascinent, hiérarchisent avec des mots. Ils ont le rôle social le plus éminent. Le littéraire, lui, est le spécialiste de ce qui désunit et déchire. C'est lui qui sacrifie chaque idéologie, qui décompose chaque proposition, chaque phrase dans ses éléments, ses lettres, ses atomes, son histoire, son étymologie. C'est son rôle. Mais en acceptant ce rôle l'écrivain ne peut pas être engagé au sens contemporain du terme. Il ne peut qu'essayer de se dégager du poids social, des usages nationaux, de l'empreinte familiale. C'est aller un peu plus loin que son seul sexe, que l'idée de nation, que l'appartenance à un parti. C'est accéder à une autre lumière que celle où l'on est né. C'est sortir des limites étroites que la nécessité a imparties à la naissance. C'est, je le répète, déplacer des pierres.
Est-ce aussi la vocation du musicien de soulever des pierres ?
Pascal Quignard : La vraie musique, on peut tourner autour d'elle en l'interprétant. C'est ce qu'il y a de plus beau dans la musique non écrite qui, en Inde par exemple, passe de maître à disciple. Cette musique-là est une quête. Un voyage dont le retour n'est pas sûr. Le but n'est pas d'arriver mais de s'approcher sans arrêt dans une sorte de tourbillon. En Occident, pour remplacer cet enseignement, nous avons tenté la notation musicale. Et là, nous sommes tout près de la littérature, car la musique est écrite.
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