Un entretien avec Pascal Quignard IV
21/02/2017
La peinture est aussi un autre de vos objets d'étude.
Pascal Quignard : Elle m'intéresse d'autant plus qu'elle ne pose pas les mêmes problèmes que l'écriture littéraire ou musicale. Contrairement au langage qui est le fruit de l'éducation, il existe des images involontaires qui sont l'équivalent, dans la peinture, de ces stades d'avant toute acquisition que je recherche dans l'écriture.
Avant même que nous soyons visibles, que nous ayons vu, que nous soyons nés, nous rêvons. Comme pour beaucoup de mammifères, nous sommes soumis à des images involontaires sous forme de rêve. Or, l'image involontaire est figurative. Mais je ne veux pas tenir ici des propos réactionnaires en privilégiant cette forme de peinture à l'encontre de ce qui est irreconnaissable. Simplement le figuratif me semble lié au désir. Si je prends des amis peintres abstraits que j'adore, par exemple Louis Cordesse, avec qui j'ai si longtemps travaillé jadis, exposer pour eux ne posait pas le problème de la honte ou de la transgression. Exposer n'exposait pas à la censure. En revanche, l’œuvre de mon ami peintre figuratif Rustin a été interdite à peu près partout sous la pression du public, tant elle heurte. L'art abstrait offrirait à mes yeux cette carence : celle d'être toujours montrable.
A cause des images involontaires des rêves, il faut sans doute avoir du figuratif pour pouvoir avoir de l'inmontrable.C'est ce qui me conduit à établir une différence entre art d'image et art de peinture.
Qu'apporte selon vous à la peinture l'image première involontaire?
Pascal Quignard : Elle pourrait expliquer qu'à partir de simples clous d'or, de lumières sur la voûte céleste, les hommes aient pu "voir" des figures, des animaux, des signes, des dieux dans le ciel. D'autre part, elle pourrait aussi expliquer le premier mode d'apparition de la peinture. Enfouie dans la nuit des grottes, au plus profond, loin du jour. Dans l'autre monde du rêve, tout noir. Ce choix est quand même très mystérieux. Cela expliquerait aussi l'invention ahurissante des salles de cinéma, qui se sont multipliées durant tout le vingtième siècle, qui sont elles aussi des grottes noires artificielles. Ainsi je crois qu'il y a un art autonome de l'image involontaire, du fantasme, du rêve, du fantôme, de l'être perdu.
Vous dites dans Vie secrète que vous pourriez passer votre vie à lire, et aussi qu'il y a entre la lecture et l'amour quelques similitudes.
Pascal Quignard : Lorsqu'on veut exprimer la proximité avec l'autre on dit qu'on lit en lui à livre ouvert. Cette sensation-là pour moi définit l'amour. Cela ne veut pas dire qu'on sent forcément tout de l'autre, mais on est au plus près de lui, sans tiers. Il en va de même avec la littérature. Quelque chose passe à travers les livres qui abolit les frontières sexuelles, temporelles, spatiales. Il y a vraiment un tapis magique tout à fait inouï et à peu près semblable dans la littérature de tous les temps et dans l'amour à toutes les époques. L'amoureux ou le lecteur est celui qui fait le même rêve que l'autre, quel que soit l'abîme, quelle que soit la distance, qui a la même image involontaire. La lecture a quelque chose d'extatique. On s'oublie dans la lecture. Le réel s'évanouit. Dans l'amour aussi.
Pour lire, pour écrire, pour aimer, le silence et l'éloignement du monde sont nécessaires, dites-vous encore.
Pascal Quignard : Jamais les sociétés humaines n'ont été à ce point collectives et asservissantes. Jamais la règle de trois, la loi statistique ou la pression de l'Audimat n'ont à ce point régné sur toute l'étendue de l'expérience. Les nourritures de quelques-uns sont devenues les nourritures de tous. Les vêtements de quelques-uns sont devenus les vêtements de tous. Les chants, les films... A tout instant il faut prendre la poudre d'escampette. Chaque jour j'ai besoin de me retrouver plusieurs heures seul, me taire, ne voir personne, ne pouvoir être joint, rester dans le silence, lire. Je périrais sans cela.
Vivre avec quasi-rien et errer à l'aventure dans tout ce que j'ignore... Je me sens de ces écrivains un peu plus individuels que d'autres. Cela implique d'être aussi plus détaché, moins marqué, sans identité tranchée, sans rôle social, sans fonction d'aucune sorte.
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