Kenneth White opus 2
17/12/2017
I°) Kenneth White et la marche du poème
1°) Rythme des mots, rythme du corps
Le poète marche ses mots, il insuffle au poème le rythme spécifique de la marche qui se compose d’un constant mouvement de déséquilibre / rééquilibre, d’harmonie et de disharmonie.
La marche est poétique parce qu’elle est exploration continue de l’interpénétration d’une langue et d’un corps. Le poète découvre sa langue en marchant, comme il prend connaissance du paysage en le traversant à pied, comme on peut le lire dans le poème "Marche matinale" du recueil En toute candeur :
C’était un froid un lent brouillard agglutiné
Autour du soleil, accroché
Au petit soleil blanc, la terre
Était seule et délaissée et un grand oiseau
Jetait son cri rauque de la héronnière
Tandis que le garçon s’en allait sous les hêtres
Voyant les débris bleuâtres des coquillages
Et les moites amas de feuilles pourrissantes (5)
La marche est lente, elle conduit à un dévoilement progressif de la nature encore endormie au fur et à mesure que le jour se lève et que la nature se réveille : "C’était un froid un lent brouillard" désigne un bon usage de la lenteur qui permet au marcheur de saisir des instantanés, de capturer des moments privilégiés. Le brouillard presque statique, se dévoile avec beaucoup d’atermoiements, d’où l’expression "agglutiné / Autour du soleil". La terre "délaissée", la forêt aux "feuilles pourrissantes" sont les lieux que Kenneth White a paradoxalement choisi d’habiter poétiquement, se faisant ainsi l’épigone d’Hölderlin.
L’envol de l’oiseau mime l'essor d’une voix qui s’affirme et se fait entendre dans et par un poème qui est à la fois une manifestation du corps-langage (il est le fruit du travail sur le langage d’un homme qui vit écrit et pense le langage jusque dans sa chair).
En faisant cela, le poète retrouve les forces telluriques dont il respecte les rythmes spécifiques. La poésie est le travail de réinventer chaque jour le monde par l’invention d’un langage original : « le contenu de tout ce que j’écris, c’est : touchez terre à nouveau, revenez à la matria, au monde immédiat (6) ».
La poésie n’est pas dans le cosmos, elle est ancrée dans la réalité immédiate, elle fait partie intégrante du monde quotidien. Le poète foule la terre de ses pieds, il en éprouve la texture et la rugosité en marchant.
Le poète est un coureur de fond, il parcourt la lande abrupte avec aisance et rapidité comme le lièvre blanc dont il adopte la course ample et déliée :
Une pensée qui a bondi hors comme un lièvre
Sur la lande de derrière un grand rocher
Oh de bondir le lièvre blanc et la bruyère
Lui faisait un beau monde ardent où folâtrer
Justement ce jour-là sur la lande, un jour gris
En marche sur les vents, s’enfonçant dans l’hiver
Un jour juché au bout de l’an et un silence
A fendre le cœur oh
Le lièvre blanc voyez bondir le lièvre blanc (7)
Le poète court, bondit, sillonne son territoire d’élection, à savoir les côtes bretonnes. Il avoue une prédilection pour les marches sans but, les randonnées dégagées de tout itinéraire. Sortir des cartes, marcher hors des sentiers battus, c’est la condition sine qua non pour créer une poésie véritablement originale.
Cette poésie whitienne qui pratique assidûment l’innutrition pédestre, qui sait accorder la création langagière au rythme de la marche, aspire également à prendre de la hauteur, à gravir les sommets les plus inaccessibles et les pics les plus escarpés.
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Alexandre Eyries
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5 Kenneth White, En toute candeur, Paris, Mercure de France [première édition 1964], 1989, p 81.
6 Kenneth White, En toute candeur, Paris, Mercure de France [première édition 1964], 1989, p 29.
7Kenneth White, En toute candeur, Paris, Mercure de France [première édition 1964], 1989, p 85.
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