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Un recueil sur lequel la critique ne s'est pas attardée, Michel Foucault y est interrogé par Claude Bonnefoy ; pour la seule fois de sa courte vie, Foucault nous donne à lire ce qui l'a amené à écrire, ce qu'il nomme "l'envers de la tapisserie" :
Un de mes plus constants souvenirs - certainement pas le plus ancien, mais le plus obstiné - est celui de mes difficultés que j'ai eues à bien écrire. Bien écrire au sens où on l'entend dans les écoles primaires, c'est-à-dire faire des pages d'écriture bien lisibles. Je crois, je suis même sûr que j'étais dans ma classe et dans mon école celui qui était le plus illisible. Cela dura longtemps, jusque dans les premières années de l'enseignement secondaire. En sixième, on me faisait faire des pages spéciales d'écriture tellement j'avais des difficultés à tenir comme il faut mon porte-plume et à tracer comme il fallait les signes de l'écriture.
Voilà donc un rapport à l'écriture un peu compliqué, un peu surchargé. Mais il y a un autre souvenir, beaucoup plus récent. C'est le fait qu'au fond, je n'ai jamais pris très au sérieux l'écriture, l'acte d'écrire. L'envie d'écrire ne m'a pris que vers ma trentième année. Certes, j'avais fait des études qu'on appelle littéraires. Mais ces études littéraires - l'habitude de faire des explications de texte, de rédiger des dissertations, de passer des examens - vous pensez bien qu'elles ne m'avaient donné en aucune façon le goût d'écrire. Au contraire.
Pour arriver à découvrir le plaisir possible de l'écriture, il a fallu que je sois à l'étranger. J'étais alors en Suède et dans l'obligation de parler soit le suédois que je connaissais fort mal, soit l'anglais que je pratique avec assez de peine. Ma mauvaise connaissance de ces langues m'a empêché pendant des semaines, des mois et même des années de dire réellement ce que je voulais. Je voyais les paroles que je voulais dire se travestir, se simplifier, devenir comme des petites marionnettes dérisoires devant moi au moment où je les prononçais.
Dans cette impossibilité où je me suis trouvé d'utiliser mon propre langage, je me suis aperçu, d'abord que celui-ci avait une épaisseur, une consistance, qu'il n'était pas simplement comme l'air qu'on respire, une transparence absolument insensible, ensuite qu'il avait ses lois propres, qu'il avait ses corridors, ses chemins de facilité, ses lignes, ses pentes, ses côtes, ses aspérités, bref qu'il avait une physionomie et qu'il formait un paysage où l'on pouvait se promener et découvrir au détour des mots, autour des phrases, brusquement, des points de vue qui n'apparaissaient pas auparavant. Dans cette Suède où je devais parler un langage qui m'était étranger, j'ai compris que mon langage, avec sa physionomie soudain particulière, je pouvais l'habiter comme étant le lieu le plus secret mais le plus sûr de ma résidence dans ce lieu sans lieu que constitue le pays étranger dans lequel on se trouve. Finalement la seule patrie réelle, le seul sol sur lequel on puisse marcher, la seule maison où l'on puisse s'arrêter et s'abriter, c'est bien le langage, celui qu'on a appris depuis l'enfance. Il s'est agi pour moi, alors, de réanimer ce langage, de me bâtir une sorte de petite maison de langage dont je serais le maître et dont je connaîtrais les recoins. Je crois que c'est cela qui m'a donné envie d'écrire. La possibilité de parler m'étant refusée, j'ai découvert le plaisir d'écrire. Entre plaisir d'écrire et possibilité de parler, il existe un certain rapport d'incompatibilité. Là où il n'est plus possible de parler, on découvre le charme secret, difficile, un peu dangereux d'écrire.
Michel Foucault
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