Quelques pages du Journal de Sylvie Huguet
29/01/2019
22 janvier
La scène qui vient de m’opposer à Monique était d’une violence inédite entre nous. J’en éprouve du remords, car j’ai prononcé des paroles très dures qui l’ont visiblement bouleversée, alors que son état exige des ménagements. Mais elle est vraiment trop terre-à-terre, fermée à toute esthétique, et c’est un point de friction inévitable, auquel nous devons nous résigner.
J’ai acheté Chevaux fabuleux cet après-midi. Je suis rentré le tableau sous le bras, pressé d’en partager la beauté avec ma femme. Je m’étais persuadé que sa vue suffirait à la séduire, et qu’elle comprendrait alors mon émerveillement. J’ai déballé soigneusement le paquet, et j’ai attendu sa réaction.
« Combien l’as-tu payé ? » a-t-elle dit simplement.
J’ai avoué les deux tiers de la somme. C’était encore beaucoup trop.
« Où as-tu la tête ? s’est-elle indignée. Nous aurions pu rénover la chambre du bébé avec cet argent ! »
La chambre du bébé est en excellent état, mais Monique veut un décor neuf pour sa maternité neuve. Elle a aussi parlé de l’emprunt, de nos ressources modestes, de ma légèreté irresponsable. Je lui ai reproché son matérialisme, qui coupe toujours court à mes élans. Je lui ai rappelé qu’autrefois je voulais écrire, que c’est elle qui m’en a détourné.
« Tu regrettes ta carrière d’écrivain maudit ? » a-t-elle grincé en ricanant.
C’est là, je crois, que je me suis montré très dur. Je lui ai reproché sa grossesse. J’ai dit qu’elle m’avait piégé dans le mariage en refusant d’avorter.
Je ne le pensais pas, naturellement. Non, je ne le pensais pas. Je crois. Je ne sais plus ce que je pense. Monique a dit qu’elle ne voulait plus voir la peinture. Tant mieux. Je l’ai accrochée dans mon bureau où je l’aurai pour moi seul.
Sylvie Huguet
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