"Jacques Dupin, comment se porte pour vous aujourd'hui la poésie en France ?"
07/01/2020
Il n’y a jamais eu, en France, à ce jour, autant de poètes écrivant, publiant, lisant en public, autant d’éditeurs et de revues de poésie, autant de subsides de l’État pour les soutenir. Certes ils ne sont pas lus. Mais qu’importe. Ils sont là, livres ouverts. Et malgré d’immenses scories, il n’y a jamais eu autant de poètes dont la présence, l’expérience et la pratique soient aussi singulières, instauratrices. La poésie française aujourd’hui est accidentée, contradictoire, intensément vivante. Elle brasse les eaux de multiples courants. Elle accueille et incorpore, comme des ferments qui la stimulent et la transforment, les voix venues d’autres lieux, d’autres langues, d’autres temps. Elle traduit, elle engrange à l’infini. Et dans le miroir de sa lecture innombrable, elle se réfléchit, se met en question. Elle assouplit sa trace, élargit son horizon. S’ouvrant aux souffles du dehors, elle approfondit la découverte et le dénuement de soi. Son ouverture, sa porosité, deviennent son identité…
La poésie telle qu’elle est reçue, ou plutôt conduite, égarée, perdue de vue, me suffit et me comble. Elle n’est pas, et refuse d’être, un genre littéraire, un produit culturel, une marchandise éditoriale. Elle est, par bonheur, déficitaire dans les calculs de marketing. Elle est irrécupérable par l’ordinateur de la diffusion et la herse médiatique. Elle n’a pas de rayonnement au sens où vous l’entendez car elle a renoncé, depuis le premier jour, à l’éclat public, pour l’irradiation dans le corps obscur, la déflagration invisible et les transmutations souterraines. Elle est écriture vivante, écorchée – ou non-écriture en activité dans le sous-sol de la langue – ou projection du désir et des mots de chaque jour dans le balbutiement du futur. Donc absente, donc absente du marché – et c’est là le vrai sens de votre question…
La poésie n’a besoin que de mots. Elle peut exister sans les mots. Elle peut se passer de table, de papier, de tremplin. Elle n’a aucun besoin d’être vendable, d’être lisible. Elle se contente de peu, et de moins encore. Elle vit de rien. Ou de l’air du temps. Du désir, et de la mort. Et du vide qui la soulève… Pourtant elle s’adresse à quelqu’un. A un lecteur inconnu. A l’inconnu de tout lecteur. Elle ne s’accomplit pas sans un partenaire inavouable. Elle en respire, elle ne se détend, que tendue par le désir de l’autre. L’autre étant l’inconnu, elle étant l’absence toujours… Elle va, elle creuse son trou, ou dérive à la surface, ou s’évade à la cime de l’air. Elle est absente, et respire, par le battement noir d’une solitude qui est confrontation avec la langue, avec la mort de la langue, avec sa résurgence éclatée.
Jacques Dupin
1986
Les commentaires sont fermés.