"D'après nature", de Michaël Glück, éditions Voix d'encre, octobre 2000
05/11/2019
Bestiaires
DÉTAILS
Je sais de l’enfance la douleur, l’embarras, qu’il y a à dire, à nommer ; je sais la brûlure et l’impossible innocence de la parole, et combien elle déchire les lèvres, comment elle dépose ses légions d’horreur sur les tympans. J’ébaucherai un jour l’inventaire des mots qui laissèrent en moi d’irréparables lésions. Écrire fut façon de me taire et illusoire sauvegarde, illusoire garde-fou contre la tentation, l’inévitable nécessité de nuire. Des drames privés aux tragédies de l’Histoire, le spectacle de la parole, sous mes yeux, a toujours été violent. Écrire me fut résistance, misérable effort pour apaiser les éclats d’un monde menaçant qui avait en moi, comme hors de moi, son repaire. J’occupais les heures mortes et solitaires à tracer d’une main malhabile, avec leurs hampes et hastes, virgules et accents, des lignes noires qui dessinaient les barbelés d’un enclos où je croyais respirer parce que je renonçais à une parole qui m’était de toute façon interdite. Je m’inventais cette frontière d’une phrase infiniment déroulée, qui eût épuisé tous les mots pour les mettre à l’épreuve. Je dressais des listes, je faisais des collections de mots, je multipliais le monde, conscient, peu à peu, que le monde quoi qu’il en soit se déroberait sans fin, que je m’épuiserais avant de l’épuiser.
Michaël Glück
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