Louis Soutter (1871-1942), exposé à Lausanne (21 février-4 mai 2003)
14/11/2019
Passager clandestin du monde de l'art, Louis Soutter revient sur terre avec deux photographies. Sur la première, en 1891, il a vingt ans, et un profil de joli garçon avec l'avenir devant lui. Il veut être violoniste, ou peintre, hésitation, bientôt, il partira en Amérique y épousera miss Madge Fursman, et dirigera le département des beaux-arts du collège de Colorado Springs. Sur la deuxième, en 1937, il lui reste cinq ans à vivre dans cet hospice de Ballaigues, dans le Jura vaudois, près de la frontière française, où il est interné depuis 1923. Et, sur les deux portraits, beaucoup d'allure, une élégance folle qu'il conservera sa vie durant. Même quand il fugue de l'hospice, il a son complet prince-de-galles à grands carreaux, ses gants, sa cravate avec épingle, son melon lilas sur l'oreille et ses bottines à boutons.
En Amérique, le mariage a visiblement mal tourné, le retour en Suisse aussi, son père meurt, il tente de gagner sa vie comme violoniste, ça ne marche pas. Il est déjà en tête en l'air (il préfère écouter l'orchestre que jouer, un "hurluberlu", conclura Ernest Ansermet), il va devenir un vrai casse-tête pour sa famille.
Le "dandy vagabond" dépense sans compter pour s'habiller et mène grand train même sans le sou : il se croit encore en Amérique ! D'où son placement forcé à Ballaigues, où il continue à jouer du violon, on le lui confisque, il dessine. Car Soutter vit très mal sa mise à l'écart du monde. Il est jugé "indiscipliné et de mauvaise humeur", trouve les autres pensionnaires mal élevés et il est souvent puni. Instants de joie donc que les figures qu'il jette sur papier pour se délivrer du mal qu'on lui fait, et qu'il se fait, parfois. Filles de joie avec des bouches énormes, ponts, dieux et Sans Dieu, gangsters, flamants roses, œufs de Pâques, vierges, crucifiés, fleurs, anges, tout y passe. D'abord en noir, la couleur s'installera plus tard et le trait s'épaissira quand il peindra avec les doigts (à même le sol, et nu pour mieux se concentrer). D'ailleurs, le matériau importe peu. Quand il n'a plus de papier, il part dessiner à la poste. L'important, c'est qu'il puisse continuer à déambuler, à dormir dans la campagne et à retrouver cet état de grâce hallucinatoire qui lui permet de créer.
«Jeux» (détail), peinture aux doigts et à l'encre noire.
(Musée cantonal des beaux-arts, Lausanne)
"Je viens de faire footing (...). Oui, air, air, espace, clarté immense, civilisation de la Route, éreintement, sommeil, enfin... Visions puissantes, qui tuent les conceptions pattes de mouche, base de tous nos commencements", écrit-il à René Jeanneret, son cousin (plus connu sous le nom de Le Corbusier), l'un des seuls de la famille à lui venir en aide concrètement et moralement. L'architecte de la Cité radieuse, fasciné par ses dessins - "Il a appris à regarder en dedans", écrit-il dans la revue Minotaure, en septembre 1936 -, l'aidera à trouver du répit et une petite célébrité qui adoucira, un temps, sa vie chez les cinglés. Des visiteurs connus viendront, Giono, par exemple, qui lui achètera des dessins et lui permettra d'avoir une chambre pour lui tout seul.
Le 20 février 1942, à 71 ans, Louis Soutter meurt d'inanition. En 1976, Michel Thévoz publie le catalogue raisonné et recense 2844 œuvres auxquelles on peut ajouter les 150 retrouvées depuis. Soutter s'acquittait parfois de ses dettes avec un dessin. Que les gens jetaient, sans même y faire attention : un fou ! Tant pis pour eux. Après le Kunstmuseum de Bâle, en l'an 2003, Lausanne lui a rendu hommage avec deux expositions regroupant 300 œuvres. La première, à la Collection de l'Art brut, s'attachait à montrer sa singularité, de ses premiers dessins à la plume sur des cahiers d'écolier aux dernières peintures tracées avec les doigts. La deuxième, au Musée cantonal des Beaux Arts, s'essayait - face à l'explosion anticonformiste de ce créateur vaudois -, de le confronter aux artistes de son époque, René Auberjonois, Juan Gris, Marcel Poncet ou Georges Rouault, dont il fut l'exact contemporain. Une démonstration difficile à appréhender tant Soutter vole la vedette aux artistes patentés avec son œuvre littéralement éblouissante, sauf peut-être avec Poncet et ses scènes de bordel qui sont dans la même veine que les filles vues par Soutter, cruelles et ironiques. Mais les deux expositions, réalisées de concert et complémentaires, révèlaient surtout le destin d'un homme né pour être pharmacien, comme son papa, et qui mourut dans l'asile où sa famille l'avait placé, seul et pratiquement aveugle après avoir enfanté plus de 12 000 dessins.
Brigitte Ollier
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