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Fernando Pessoa a laissé, à l'heure de nous quitter, 27 453 textes rangés avec le plus grand soin dans une malle. Son esprit critique y a toujours libre cours, dans un environnement textuel empreint de négativité, voire caustique, de sensibilité libertaire et si rebondissant dans ses apartés poético-philosophiques que l'auteur en devient attachant, sans que "l'homme aux masques" l'ait pour autant désiré, la distance entretenue avec l'autre - sa réception donc - comme avec soi-même - la pensée de soi-même - tenues tout le long pour essentielle :
Parfois, la nuit, je ferme les yeux et je vois apparaître une suite de petits tableaux, très fugaces mais très nets (aussi nets que le monde extérieur) : il y a là des personnages étranges, des dessins et des signes symboliques, des nombres (j'ai déjà vu aussi des nombres) etc... Et parfois - sensation très curieuse - j'ai tout à coup l'impression d'appartenir à autre chose.
Tout cela est imprimé en tout petit dans un livre dont le brochage se découd.
Je suis dans un état de désarroi et d'angoisse intellectuelle que vous ne pouvez imaginer.
Je sens que je ne suis rien que l'ombre
D'une silhouette invisible qui m'effraie.
J'ai passé ces derniers mois à passer ces derniers mois. Rien d'autre, un mur d'ennui surmonté de tessons de colère.
Je suis dans un de ces jours où je n'ai jamais eu d'avenir. Il n'y a qu'un présent immobile entouré d'un mur d'angoisse.
Au bout de ce jour il reste ce qu'il restait d'hier, ce qui restera de demain : l'angoisse insatiable, innombrable d'être toujours le même et toujours un autre.
C'est pour cela que le Prince n'a pas régné. Cette phrase est tout à fait absurde. Mais je sens en ce moment que les phrases absurdes me donnent envie de pleurer.
La vie me fait mal, à petits coups, à petits traits, par intervalles.
Mon âme est un maelström noir, immense vertige autour du vide, aspiration d'un océan sans fin vers un trou dans le néant : et dans ces eaux, plutôt ce vortex, flottent toujours les images que j'ai pu voir et entendre à travers le monde.
Dans le vertige physique, le monde extérieur tournoie autour de nous ; dans le vertige moral c'est notre monde intérieur qui tournoie. J'eus un instant l'impression de perdre la conscience des véritables rapports entre les choses, de ne plus comprendre, de basculer vers un abîme de vide mental. C'est une sensation horrible, qui frappe d'une peur démesurée. Ces phénomènes deviennent fréquents, ils semblent jalonner ma route vers une nouvelle vie mentale, qui sera naturellement la folie.
Sentir tout, de toutes les façons.
Ressentir les choses, quel ennui !
Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau c'est mes pensées
Et mes pensées sont toutes des sensations.
Je me suis multiplié pour me sentir.
Pour me sentir, j'ai eu besoin de tout ressentir ;
J'ai débordé, j'ai fini par me répandre...
Ce qu'il faut, c'est être naturel et calme
Dans le bonheur ou le malheur,
Sentir comme on regarde,
Penser comme on marche,
Et, au bord de mourir, se souvenir que le jour meurt...
Peu importe que nous sentions ce que nous exprimons : il suffit que, l'ayant pensé, nous sachions feindre de l'avoir senti.
Fernando Pessoa
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