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Il est évident que la pratique de la lecture et de la poésie, et ensuite la fabrication de poèmes par moi-même plus tard, et jusqu'à maintenant, révèlent quelque chose comme un ordre qui semble être derrière les apparences, en dépit de tout. L'émotion que j'appellerais "poétique", et qui a toujours été pour moi à l'origine de la poésie, c'est cette émotion qu'il faudrait interroger, que j'ai interrogée : pourquoi telle chose tout à coup vous touche plutôt qu'une autre ? Ou bien on est un personnage hypersensible qui tremble pour n'importe quoi, et à ce moment-là ce n'est pas intéressant... Mais comme cela se répète, comme c'est central, on se dit qu'il y a là quelque chose de sérieux. Cette émotion, effectivement, c'est comme si... je n'ai jamais pu dire plus loin ; c'est comme s'il y avait tout de même, et en dépit de tout ce qui de plus en plus semble aller contre, hors de nous, ou dans la relation entre nous et le monde quelque chose qui autrefois pouvait être considéré comme un ordre général, une harmonie, et qui maintenant nous semble de plus en plus douteux... et dont la poésie ne serait finalement que la traduction : ce ne serait pas uniquement dans l'agencement des mots. Il me semble que ce n'est pas nous seulement qui fabriquons cela tout seuls par un sens du jeu qu'il faudrait à son tour expliquer : qu'est-ce qui ferait que cela nous touche ? Pour la musique, c'est peut-être encore plus purement sensible, parce que pour les mots, il y a toujours les mots, leur sens... Mais dans l'émotion de la musique, qui est vraiment d'une manière tellement nette quelque chose qui a l'air d'aller jusqu'aux racines de l'être, il y a une vibration profonde. Alors vouloir réduire cela, comme certains voudraient le faire aujourd'hui, à cette espèce de mécanisme... Cela me paraît tellement réducteur qu'au fond j'en reste à cette utopie directrice de ma vie, qui est que tout n'est pas totalement aberrant ou incohérent. C'est comme s'il y avait une poésie cachée dans le monde et dont on serait les traducteurs. Ce n'est pas vraiment original ce que je dis là, parce que cela a été dit cent fois ; mais je ne pourrais pas, pour être original, dire autre chose.
Philippe Jaccottet
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