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L'écriture est une parole silencieuse et obscure. Elle vient du fond des soifs, quand l'errance de l'humanité a commencé à devenir parcours conscient et répété vers les points d'eau : écorchures dans l'écorce des troncs d'arbres, foulure des pas dans la ligne des herbes : signes, lignes, lignes de signes, lisibles pour le seul clan des initiés.
Dans l'écriture, il n'y a pas le regard, pas le souffle, pas le timbre de la voix. Pas non plus les hésitations, les répétitions involontaires, les imprécisions que le geste rectifie. Il y a les signes obscurs, clos sur eux-mêmes, abstraits. La parole s'y trouve comme pétrifiée, soudain immobilisée ; elle a perdu ses frémissements, ses halètements, mais en même temps elle a couru plus vite qu'elle-même, au-delà du souffle, dans la saisie de ce qui lui était inaccessible en tant que parole, et que les signes écrits posent devant le regard, provisoirement stabilisés avant l'envol des significations.
Lire est la tâche qui consiste à rendre l'écriture à la parole, d'une part en l'abordant comme une parole, d'autre part en l'absorbant dans sa propre parole pour la rendre - affaiblie ou amplifiée ; dénaturée ou exaltée ; pure ou équivoque, en tout cas transformée toujours - au flot immense du langage. Ce travail de délivrance exige l'acceptation des règles du clan qui va à ses points d'eau par ce chemin. Celui qui ne lit pas est menacé de mourir de soif.
Nicole Granger
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