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Le sens de la poésie
La poésie est comme le ciel, immense et changeante. Comme le ciel elle peut apparaître bleue, transparente, vaste interrogation sans fin ouverte sur un rien qui n’est pas rien, ouverte sur une "transcendance". Ou chargée de signes, de nuages, de questions sans fin elles aussi. Elle délivre en fait le témoignage exacerbé d’un sentiment de la langue qui s’apparente à cette course incessante du temps que semblent figurer les nuages cherchant un sens dans le ciel. Comme si le passage des nuages inscrivait une durée dans le battement infini du temps. Pour y ouvrir quel sens ?
Il y a de l’inexplicable dans notre monde infini mais nous pouvons aimer cet inexplicable : c’est là que s’inscrit le geste accompli par la poésie, cette sublimation de l’instant qui nous rend présents au monde au-delà de la compréhension même. Angelus Silesius écrit : "La rose est sans pourquoi, / Fleurit parce qu’elle fleurit, / Sans souci d’elle-même / Ni désir d’être vue". Ce quatrain célèbre "éclaire" ce qu’est la beauté dans la poésie – sans pourtant élucider ce mystère. Peut-être même l’accroit-il mais le mystère est aussi un des chemin de la connaissance esthétique. Souvenons-nous de la phrase d’Einstein : "Le plus beau sentiment du monde, c’est le sens du mystère". Peut-être parce que la poésie, comme la beauté, ne résout rien : elle n’est pas là pour ça ! Et nous demeurons toujours obscurs à nous-mêmes. La poésie, alors, nous invite en son jardin obscur.
En fait, la poésie ne répond pas quand on l’appelle mais questionne toujours ce qui apparaît : elle ne croit pas, elle guette – et c’est pourquoi le poète est bien ce "guetteur mélancolique" : avec sa langue pour tout bagage, il arpente la vie et la mort, toutes les vies qu’il croise et noue, il est au milieu de la toile, rien ne doit lui échapper même (et surtout) quand le sommeil brûle ses paupières. Il est aux aguets, il observe et creuse la nuit immémoriale, il tente d’écouter mieux, au-delà de la rumeur du monde, de donner des couleurs aux ombres, de dessiner des cartes pour avancer à tâtons dans notre obscurité-de-vivre.
C’est cette douloureuse obsession d’une intimité à dévoiler qui fait de la poésie un froissement discret mais interminable par essence – car cette intimité résiste au dévoilement. La poésie n’est pas la même pour tous et pour chacun : la nuit est son tamis dans la fièvre orpailleuse. Elle livre des combats comme ceux que Van Gogh livrait à la lumière. Elle nous parle de nous ou d’un autre qui doute de nous. Elle n’aspire qu’à tendre à chacun une lame pour fouiller encore cette chair ancienne qui tremble. Elle veut réveiller l’abandon, écarteler la langue obscure qui n’avoue pas, approcher la beauté, ce qu’elle a de fragile. Elle cherche la manière – car elle sait que pour tutoyer les dieux, il ne faut pas leur parler trop fort.
En fait, le poète se pense comme un voyeur d’effondrements alors qu’il est un ingénieur des rêves. C’est dans cet entre-deux de l’être et du vouloir qu’il continue de voyager avec la langue, de témoigner de son époque et de sa vie – fût-elle une illusion. Car la poésie passe par ces expériences, la mort, la rage, la lecture, la contemplation, la marche, la rencontre, le soir et le matin, le silence des mots, l’importance d’un brin d’herbe, l’élan de l’animal, son souffle, le désir, la peau, les couleurs, la mélodie des choses que décrit Rainer Maria Rilke : "Que tu sois environné par le chant d’une lampe ou par la voix de la tempête, par le souffle du soir ou le gémissement de la mer, toujours veille derrière toi une vaste mélodie, tissée de mille voix, où de temps à autre seulement ton solo trouve place". Elle s’interroge sur le qu’est-ce que "une forêt, une prairie, une rivière, un visage. Elle cherche du sens jusque dans l’insensé, l’excès, la chair du ciel. Elle se fait un monde de tout. Mais est-ce un monde où habiter ? Bien sûr, Hölderlin dit qu’"il faut habiter poétiquement le monde" – mais comment ?
Si la poésie a un sens, il faut le chercher dans tous ces feux qui brillent sur la mer de nos nuits.
Alain Duault
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