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La poésie ne me parle pas plus que la peinture, la musique, la sculpture ou l’architecture. Pourquoi le ferait-elle d’ailleurs ? Tout comme ces autres arts, elle est bien présente, tangible à sa façon, et cela suffit. Petite église ou gratte-ciel, elle se dresse, verticale, sur la page blanche, improvisation de jazz, elle s’écoute, rythmée, inattendue, statue de Maillol, douce et ronde, ou de Giacometti, éthique et sinistre, elle blesse ou se caresse, se contemple dans Le Cri de Munch ou la jungle du Douanier, en silence, sans bruit sauf celui du frisson des sens.
Mais est-elle pour cela muette ? Non. Elle me susurre à l’oreille l’indicible du monde, m’enivre, me berce, gémit parfois, hurle sa douleur ou celle des hommes. Elle disperse l’obscurité qui m’envahit le soir, efface les plis de ma mélancolie, émaille mon esprit d’images improbables empreintes de vérité.
Elle tend un pont de cordes entre les cultures, abat les murs sans armes ni effets de manches, terrasse le taureau de l’ignorance "a las cinco en punto de la tarde", dévoile la beauté nue des femmes et les minces bonheurs de la vie, égrène le temps à l’infini.
La poésie chante sous la pluie, sourit au soleil, réchauffe l’hiver de mon mécontentement, fleurit le printemps, aquarelle l’automne.
Avec elle je partage l’exil d’Abdellatif Laâbi ou de du Bellay loin de son petit Liré, le shamanisme rugueux de Ted Hughes, le rire grinçant de Desnos déporté, l’amour objectif de Breton, celui à fleur d’âme d’Éluard, les intermittences du moi de Proust, l’ancienneté ô combien moderne d’Apollinaire trépané, le lyrisme fragile de Rilke, les fêtes de Verlaine entre deux verres de fée verte, l’illumination maudite de Rimbaud, la morale désabusée de La Fontaine, la sage sobriété de Li Bai, les passions cachées de Shakespeare. Elle me guide dans le désert peuplé d’ombres de Saint-John Perse, les cercles de Dante, m’entraîne dans le Transsibérien de Cendrars, la forge sonore et résistante de René Char.
On s’étonnera peut-être de trouver ici Marcel Proust. Et pourquoi ? D’ailleurs j’oublie tant de voix qui résonnent en moi, présentes et déformées par une mémoire défaillante, mais qui reviennent parfois le soir avec une insistance pressante et hallucinatoire.
La poésie m’est sœur et frère, rien de plus, rien de moins, et chacun sait qu’il n’est alors nul besoin de parler pour s’entendre, se comprendre, s’aimer.
À présent, laissez-moi rêver des signares du griot Léopold Sédar Senghor ou de la Maja desnuda de Goya.
Jean-François Sené
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