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Le Crocus
D'où vient cette mélancolie parfois à observer ces fleurs de fin d'hiver ou, si l'on préfère, annonciatrices d'un printemps qui se fait attendre, le Forsythia ébouriffé ou le Crocus, violet ou blanc, et qui devraient être signes d'espoir et de renouveau ? Comme si elles étaient mal à leur place, surtout en ce qui concerne le Crocus parce qu'il n'est pas un arbuste ni une véritable plante sauvage – les parcs et jardins en témoignent – et parce que ses calices, levés comme à regret, ont la fragilité et l'improbable d'une renaissance qu'on n'attend plus. On doute que l'hiver s'achève et qu'il ne durera pas encore et encore, à l'instar de ces peuples anciens qui imaginaient, avec quel effroi, la possibilité du non-retour d'un soleil que la nuit absorbait et qu'on craignait de ne voir plus jamais réapparaître.
Sans doute aussi pour cette raison que notre Crocus ressemble étrangement à cette autre fleur, cette fois de l'autre bout de l'année, la Colchique, d'un mauve violet peu franc, maladif, annonciatrice de frimas et de prés détrempés, empoisonneuse s'il en est et dernier rappel combien désolé d'une saison qui fut assez belle. Il est alors probable que ce Crocus soit, par une espèce de rétroaction et par un de ces mimétismes qu'on trouve plus souvent entre le monde végétal et animal, le rappel anticipé d'une mélancolie à venir, comme si l'espérance de jours meilleurs était toujours entachée par la considération d'une fin prévisible ; comme si un appel à quelque bonheur était toujours un rappel de notre désolation.
Telle est la déroutante apparition de cette coque violette, tirant parfois sur le mauve, ou blanc-crème, qu'on croirait artificielle, – en voit-on de ces bibelots de porcelaine sur des meubles usés par le temps – s'ouvrant au point du jour, puis se refermant sur ses stigmates jaune-orange dont la variété d'automne – et l'on sent bien, sur ce point, combien est grande la tentation de la confondre avec la dangereuse Colchique –, produit le safran pour nos plats colorés et odorants.
Tout semble inversé car, avant l'éclosion définitive des mille fleurs du printemps, nous sommes encore incertains du sens de cette floraison et pourrions, à bon droit, confondre temps et époques.
Fleur du doute, le Crocus nous fait atteindre à une sorte de malaise, d'inespérance et d'amertume. L'hiver a laissé ses marques et nous éprouvons une répulsion devant cette forme d'œuf et cette texture glacée. Comme, à certaines périodes de l'année, lorsque le prêtre portait la chasuble violette d'un saint martyr ou qu'à l'occasion de la Semaine Sainte les statues étaient recouvertes d'un voile de cette même couleur – qu'on enlèverait le jour de Pâques –, signe de la douleur absolue et de la sourde angoisse que chaque fin d'hiver ranime avec l'annonce anticipée de la fleur mortelle.
Bernard Demandre
Un amoureux de la nature que ce poète lorrain, Bernard Demandre, qui nous a quittés le 2 mars 2020. Le numéro 80 sera tout à son honneur : Eric Chassefière a composé le dossier qui lui a été consacré dans cette livraison, avec des inédits de la plus belle eau ; et un commentaire serré de son œuvre, étonnante pour tous les amoureux de la Poésie que nous sommes. Neuf années de participation à la revue (octobre 2010-octobre 2019), avant que la camarde ne l'emporte, un lundi, sans bruit, sans égards pour cet homme dévoué, qui a grandi dans une cité ouvrière (sans le revendiquer jamais) et fit carrière dans l'enseignement. Il avait confié à Diérèse, dans son numéro 73, cette page entre toutes, illustrée par Pacôme Yerma.
Amitiés à toutes et à tous, et grand merci pour votre soutien, Daniel Martinez
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