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La lettre du dessinateur *
Quand je regarde le papier blanc, écrit-il, je vois courir au loin un homme épouvanté. De quoi épouvanté ? Je ne sais, et aussi le rite ridicule d'hommes qui tournent en rond.
Puis viennent d'autres hommes (toujours à l'extrême bout du papier) en quantités innombrables, une foule non pour un tableau mais pour une époque. Ces hommes sont maigres et grands.
La santé ne m'a pas prodigué des excès. Je n'en prodigue pas aux autres. Voilà ce qu'on pourrait dire.
Mais pour ce qui est de la multitude, elle est prodiguée. Seul un vieillard au faîte d'une longue vie en vit passer autant.
Ah ! si je pouvais les réunir en un seul tableau ! Il y aurait des gens haletants à le regarder tant il grouillerait de vie.
On s'arrêterait et l'on dirait émerveillé : voilà, cette fois nous avons vu une vraie foule passer !
Mais ils passent et je ne puis les arrêter ni les tenir groupés. Les jambes de l'un effacent l'ombre du précédent. Pourtant chacun, je le vois, a comme un dépôt.
Enfin, de rage de ne pouvoir le retenir, je me jette furieux sur le papier et le massacre de ratures jusqu'à ce qu'il sorte une horrible figure désolée qui en cent toiles et en dix ans a fini par me faire reconnaître pour peintre.
Mais je ne suis pas dupe. Dans les pleurs et la rage, je rejette loin de moi cette maudite usurpatrice, et l'art qui se dérobe m'emplit de son souvenir décevant et amer.
Henri Michaux
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* H. Michaux intitulera in fine ce texte, "La page blanche", Cahiers de l'Herne, 8/2/1983
Henri Michaux, Foules
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