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Deuxième partie
Bruno Sourdin : Grand buveur, Li Bai était à la recherche d’un absolu. Il donnait à entendre que le vin était un moyen sûr pour atteindre l’immortalité, en tous les cas c’était la voie qu’il avait choisie. Quel était ce vin qui lui apportait un si grand plaisir, alcool de riz, alcool de céréales, vin de raisins ? Li Bai n’est pas le seul poète des Tang à célébrer les vertus du vin.
Guomei Chen : En Chine, la fabrication des boissons alcoolisées remonte à l’Antiquité. Dans les premiers temps de l’humanité, les hommes comme les animaux ont pu goûter au vin "naturel" : un liquide issu des fruits fermentés. Le trouvant délicieux, les êtres humains ont donc entrepris de faire le vin eux-mêmes à partir des céréales cuites (millet, blé, riz, sorgo, etc.) selon la méthode primitive : d’abord une saccharification puis une fermentation alcoolique. Il faut noter que ce genre de vin est caractérisé par sa contenance d’alcool très faible (environ 10 degrés), de sorte qu’un homme peut boire sans mal une vingtaine de verres sans être pour autant ivre mort.
Quant au vin de raisins, il est apparu bien plus tard que le vin de céréales. La vigne a été introduite surtout dans les régions musulmanes de l’ouest du pays lors de la mission militaire du fameux général Zhang Qian (v.164 av. J.C.-114 av. J.C.) dans l’actuelle Asie centrale, pendant la dynastie des Han. Par ailleurs, pendant quelques siècles, les Ouïghours cultivaient la vigne en terrasses, essentiellement pour la cueillette de raisins de table et la confection de raisins secs. En conséquence, le vin issu du jus de raisins fermenté est resté une boisson rare et exotique, inaccessible aux gens modestes. Le paradoxe est que la consommation de ce vin issu des vignes de l’ouest n’est justement pas autorisée aux pratiquants Ouïgours, pour motif religieux…
Bruno Sourdin : Avec Du Fu, nous changeons de sensibilité. Son inspiration est très réaliste, il décrit la société de son temps et, en particulier, les misères du peuple. Ne correspond-il pas, mieux que Li Bai, à la mentalité chinoise contemporaine ?
Guomei Chen : Plus jeune de onze ans que Li Bai, Du Fu a vécu au moment où la dynastie Tang, passé l’âge de sa prospérité, entame son déclin. Bien qu’il soit issu d’une famille de hauts fonctionnaires (son grand-père Du Shenyan a occupé plusieurs postes importants à la Cour impériale) et que ses talents en poésie soient manifestes, toute sa vie Du Fu n’a occupé que quelques postes subalternes et paradoxalement reste à peu près méconnu en tant que poète par ses contemporains. C’est là où l’Histoire intervient pour orienter son écriture : car pendant, puis après la révolte d’An Shi, face à la cruelle réalité d’alors, Du Fu opte en définitive pour le réalisme en poésie, et ses poèmes seront plus tard incorporés dans le genre "poésie d’Histoire". Toujours proche des gens de peu, il n’ignore rien de leurs souffrances et se fait, par son écriture, leur témoin. Il est ainsi considéré comme "le saint de la poésie" et son génie, ancré sur les réalités de son temps, l’a rendu accessible à tous, et donc lu par le plus grand nombre, de siècle en siècle.
Bruno Sourdin : Li Bai et Du Fu sont deux poètes très différents, mais ils étaient amis et sont restés liés jusqu’à la mort de Li Bai. L’amitié est un sentiment auquel ils attachent beaucoup d’importance. Tu parles d’ailleurs dans ton livre du "fameux duo Li-Du". C’est bien ainsi qu’on les désigne en Chine aujourd’hui ?
Guomei Chen : En Chine, quand on parle de la poésie des Tang, on pense tout de suite au duo Li-Du, abréviation de Li Bai-Du Fu, non seulement parce qu’ils sont les deux poètes les plus réputés à leur époque, mais aussi parce qu’ils ont noué une amitié à vie qui marquera l’histoire de la poésie chinoise. Ce sont effectivement deux poètes très différents, pour plusieurs raisons : en premier lieu, Li Bai demeure attaché à la tradition, aux formes et aux sujets anciens, alors que Du Fu est considéré comme initiateur de genres et de thèmes nouveaux ; en second lieu, Li Bai est le porte-drapeau du romantisme alors que Du Fu est d’inspiration réaliste. Il ne faut pas oublier le fait que Li Bai a gagné sa réputation de poète très jeune alors que ce n’est pas le cas pour Du Fu. Néanmoins, ils se témoignaient une admiration réciproque, conscients de leur valeur respective. Ensemble, ils ont contribué à un essor de la poésie classique, inégalé ; alors que sur le plan historique, le déclin de la dynastie Tang est patent.
Bruno Sourdin : Au début de la dynastie des Tang, il faut faire un cas particulier pour Hanshan, le moine bouddhiste-poète-ermite, qui s’est éloigné du monde et s’est retiré dans la Montagne froide, dont il porte le nom. En Occident, il est devenu une figure de la Beat Generation, révélée par Gary Snyder ainsi que par Jack Kerouac dans son livre Les Clochards Célestes. Mais en Chine, comment le lit-on aujourd’hui ? Que sait-on vraiment de lui ?
Guomei Chen : Il est vrai que Hanshan est célèbre en Occident par son absolu retrait du monde, son désir assumé d’avoir une vie d’ermite et une existence en tous points conforme à ses idées. Il a été popularisé par Jack Kerouac, tardivement donc. En Chine, plus largement en Asie, Hanshan fut longtemps honoré comme un immortel dans la religion bouddhiste et taoïste. Par exemple, il n’a jamais été tonsuré officiellement dans un temple bouddhiste ; il n’empêche, les bouddhistes de la dynastie Song le vénèrent comme l’incarnation de la divinité de la sagesse Manjusri. Néanmoins, son talent et son nom de poète sont passés sous silence pendant des siècles, car le style direct qu’il a adopté et l’emploi d’une langue simple et épurée l’ont exclu durablement des canons de la littérature classique chinoise, malgré quelques recherches effectuées ici et là par des lettrés.
Bai Juyi et Wang Anshi ont écrit des poèmes qui s’inspirent de son style, Su Shi et Huang Tingjian ont porté un intérêt particulier à ses poèmes ; Zhu Xi (1130-1200) et Lu You (1125-1210, deux lettrés de la dynastie Song) ont, eux, contribué à la publication et à la révision d’un volume regroupant ses poèmes. Il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que l’œuvre de Hanshan soit redécouverte et appréciée par les chercheurs chinois. Il faut reconnaître qu’en Chine la poésie vernaculaire n’occupait qu’une place marginale depuis l’Antiquité.
Lors du Mouvement du 4-Mai (1), la Chine a lancé une bataille pour défendre vigoureusement le chinois vernaculaire. Dans son livre Histoire de la littérature vernaculaire (publiée en 1928 par la librairie La Jeune Lune), Hu Shi a cité Hanshan, Wang Fanzhi et Wang Ji comme les trois grands poètes vernaculaires de la dynastie Tang. Par la suite, Hanshan a commencé à être lu et apprécié par les Chinois: les cercles universitaires du continent et ceux de Taiwan ont rédigé des articles sur la poésie de Hanshan. Après la fondation de la République populaire de Chine en 1949 et jusqu’aux années 80 et 90, les poèmes de Hanshan ont gagné une audience certaine en Chine. De fait, il continue de susciter un intérêt durable dans le monde. Sur la vie de Hanshan, on n'a que très peu de documents le concernant, plusieurs hypothèses coexistent mais aucune n’est pour autant absolument fondée. On sait que ce poète mythique et légendaire s’exile dans les montagnes pour adopter une vie érémitique. D’après les recherches du savant chinois Yan Zhenfei, Hanshan se serait appelé Yang Wen, soit le fils de Yang Zan, qui est lui-même le frère cadet de l’empereur Wendi (541-604), fondateur et premier empereur de la dynastie Sui. A la suite de conflits d’origine politique, Yan Zan meurt subitement au cours d’une balade dans un parc avec l’empereur, à l’âge de quarante-deux ans, probablement empoisonné par l’empereur lui-même. Profondément affecté par cette tragédie familiale et influencé de longue date par le bouddhisme, Yang Wen devint moine lorsqu’il eut trente ans et se réfugia sur le Mont Tiantai, dans le Zhejiang.
D’après la légende, le moine Hanshan, qui aimait bien jouer avec les enfants, portait toujours des vêtements très usés et des sabots de paysan, il était coiffé d’un chapeau d’écorce de bouleau. Il liera une amitié à vie avec deux moines du Temple Guoqing, Fenggan et Shide, moines-poètes également. On les appelait "les trois ermites du Temple Guoqing". Chaque fois qu’il leur rendait visite, il récupérait les restes du repas laissés par les moines du temple dans un tube en bambou pour en faire ensuite, de retour chez lui, sa pitance. Menant une vie simple, rieur de nature, Hanshan aurait vécu plus de cent ans, selon la légende. Vivant en montagne, à chaque fois qu’il composait un poème, il le gravait soit sur un rocher, soit sur un tronc de bambou ou d’arbre. Après sa mort, on retrouvera plus de 600 poèmes gravés et dispersés dans la nature environnante. Malheureusement, une bonne moitié d’entre eux ont été perdus.
Bruno Sourdin : Nous avons longuement évoqué les poètes les plus célèbres de la dynastie des Tang et singulièrement le duo Li-Du (Li Bai et Du Fu). A la fin de la dynastie, un autre duo attire l’attention, duo Li-Du également mais les Chinois précisent : duo Li-Du "le mineur", par opposition au duo "majeur" du début de la dynastie. Qui sont ces deux poètes, Li Shangyin et Du Mu, et quelle place occupent-ils dans la poésie chinoise ?
Guomei Chen : A la fin de la dynastie Tang, la société est hors de contrôle : des guerres civiles à répétition, des impôts trop lourds… Le peuple en éprouve un profond ressentiment. Tout cela, associé à la corruption de la Cour, a plongé la dynastie dans une crise insoluble - le gouvernement central perd petit à petit de son pouvoir et la Cour est divisée radicalement en deux pôles : le parti Niu et le parti Li. Pire encore, les postes importants de l’Empire sont occupés soit par les eunuques du Palais, soit par les généraux locaux (le Jiedushi). Les poètes de cette période ressentent ce malaise général. Une nostalgie prononcée pour l’histoire d’autrefois et un sentiment quasi dépressif s’installent. La tristesse et le dépit, voire l'indifférence se font jour alors. Parmi ces lettrés, Li Shangyin et Du Mu, l’un et l’autre victimes du conflit entre les factions Niu et Li, se détachent du lot, ils sont les deux poètes les plus en vue de l’époque.
Li Shangyin se réclame descendant d’une branche lointaine de la famille impériale, mais sans reconnaissance officielle, il n’a jamais pu en retirer les bénéfices escomptés. Il perd son père alors qu’il n’avait pas 10 ans et connut une enfance difficile. Un an après le décès de son protecteur et bienfaiteur Linghu Chu (membre important du parti Niu), Li Shangyin est invité par Wang Maoyuan, le Jiedushi, le gouverneur militaire de la ville de Jingyuan, qui le fait entrer dans son équipe et qui, par la suite, lui donnera la main de sa fille. Par ce mariage qui le rattache au parti opposé, Li Shangyin est considéré comme un traître par les autres membres du parti Niu. Après cela, sa vie a été tiraillée entre les luttes intestines des partis Niu et Li. Avec l'effondrement du parti Li, c’est désespéré qu’il quitte cette vie à l'âge de 46 ans. Li Shangyin est un cas unique dans les cercles de poésie de son temps grâce à ses poèmes d’amour, qui sont à la fois subtils et implicites. Ils sont très appréciés de nos jours. Préoccupé par la cruelle réalité de l’époque et par le destin de son pays, ce poète a écrit un certain nombre de poèmes patriotiques, mais sans jamais pour autant pouvoir réaliser son ambition politique.
De son côté, Du Mu a connu une vie plus aisée que celle de Li Shangyin. Petit-fils de Du You, premier ministre et historien, Du Mu passe avec succès les examens impériaux à l’âge de vingt-cinq ans et s'engage ensuite en politique. Sa nature intègre et l’intérêt qu’il porte aux infortunés sont toutefois difficilement conciliables avec sa carrière. Du hérite en outre de son grand-père un goût certain pour le libertinage. Déçu par une société maladive qui ne lui permet pas de satisfaire ses ambitions politiques, Du Mu finit par se laisser tenter par les lupanars de la capitale et puise son inspiration chez les courtisanes, il gagne ainsi une réputation de Don Juan sans le vouloir.
Du Mu a utilisé toutes les formes poétiques de son temps. Il est le poète de l'idée, privilégiant le fond à la forme, se démarquant ainsi de la tendance générale de l’époque. Dans ses poèmes, il s’inspire souvent de l’histoire pour évoquer les troubles de son temps, avec nostalgie. Ces deux poètes n’ont donc rien de fondamentalement optimistes et à l’évidence se rejoignent par une vision du monde qui n’a rien non plus d’idyllique.
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(1) Le 4 mai 1919, 3000 étudiants se mobilisent pour manifester à Pékin. Ils dénoncent les prétentions du Japon sur la Chine.
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