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Et vive la poésie des Tang !
Première partie
De 618 à 907, pendant trois siècles, la Chine a connu une extraordinaire effervescence culturelle. La poésie de la dynastie des Tang est sans aucun doute un sommet de la littérature mondiale. C’est pourtant une période paradoxale, troublée, violente, dominée par un pouvoir impérial d’une extrême rigidité. Ce qui n’empêche pas, singulier contraste, l’empereur et les élites de l’empire d’être de grands amateurs de poésie.
Bien que les voyages soient périlleux, les poètes Tang ont aimé prendre la route, quand ils n’y ont pas été contraints. Épris d’indépendance et de liberté, ils sont les chantres d’un art de vivre particulièrement raffiné, les auteurs d’une poésie d’une élégance inouïe. Leur amour de la nature est exemplaire. Leurs œuvres apportent une formidable bouffée d’air pur et un sentiment de plénitude tonifiant.
Guomei Chen a traduit 35 poètes, 32 hommes et 3 femmes (les trois poétesses les plus marquantes de cette époque) : soit 161 poèmes, parmi les plus beaux de la poésie classique chinoise. Les textes sont présentés en version bilingue, avec une notice détaillée pour chaque auteur, ce qui a nécessité un important travail de recherche dans des archives peu accessibles à des Occidentaux. La traduction est simple et directement compréhensible.
La poésie Tang est vivifiante et sereine. Éblouissante. Unique. C’est une poésie qui nous emporte, qui nous procure un sentiment extraordinaire de paix. A déguster librement entre Ciel et Terre.
Bruno Sourdin : Le titre de ton anthologie, "Si profonde est la forêt", est tiré d’un court poème de Wang Wei, un poète majeur de la dynastie des Tang. Le poème est intitulé "Dans la forêt de bambous" et le vers en question, tu le traduis ainsi : "Si profonde est la forêt, je reste invisible". On peut commencer par là : qu’est-ce que nous dit cette image de la forêt ? Que représente la forêt pour un Chinois du VIIIe siècle?
Guomei Chen : Pour être précis, cette forêt de bambous, qui entoure la Villa Wangchuan, est en fait une partie du domaine dont Wang Wei a fait l’acquisition à la demande de sa mère, une bouddhiste dévouée. Isolé du monde extérieur grâce aux bambous, le poète joue du qin dans une absolue solitude et siffle de temps à autre, sous la clarté de la lune, devant un ruisseau – image d’un ermite en parfaite symbiose avec la nature. Dans la tradition chinoise, la forêt, comme la montagne, c’est l’endroit idéal où un ermite aime à se retirer. La nature a une importance vitale dans la poésie, où l’individu se retrouve face à lui-même, sans l’intercession des autres, dans un état proche de l’origine, hors des contingences de ce monde. Il y a dans cette attitude à la fois une modestie profonde face au milieu naturel dont nous sommes un élément et forcément tributaires ; et puis cet effacement n’est pas sans rappeler ce qui, en Occident, s’apparente à une attitude monacale, distante mais enrichissante.
Bruno Sourdin : Wang Wei a sur la nature un regard très dépouillé. C’est un méditatif. Son bouddhisme y est certainement pour quelque chose. Mais est-ce que, selon toi, sa poésie aurait été différente s’il avait été un adepte du taoïsme ou si, au contraire, il avait suivi le confucianisme comme règle de conduite ?
Guomei Chen : Pour les lettrés chinois, en définitive, le bouddhisme et le taoïsme sont les deux voies qui conduisent l’homme vers une même destination : une vie éternelle et heureuse. Ils ont en commun de goûter et de se conformer à une vie d’ermite, proche de la nature, de la méditation, dans une optique plutôt individualiste. Remarquons par ailleurs que beaucoup de Chinois sont, même de nos jours, partagés entre le bouddhisme et le taoïsme. A mon sens, il est indifférent que Wang Wei ait pu être bouddhiste ou taoïste, sa poésie ne s’en serait pas ressentie.
De fait, le confucianisme a eu un impact différent sur l’homme ainsi que sur sa poésie, en lui faisant adopter des doctrines plus "actives" que celles des bouddhistes et des taoïstes : entrer dans la vie politique, aider l’empereur à gouverner le pays, sauver le peuple en danger ou simplement s’employer à le rendre heureux. On ne peut pas parler du confucianisme sans parler de la politique. Confucius lui-même a voyagé de pays en pays, pendant quatorze ans, pour persuader les rois de le recruter et d’adopter ses idées politiques, mais toujours en vain. Il s’est donc contenté de devenir un grand éducateur.
Il ne faut pas oublier que Wang Wei, malgré l’influence bouddhiste de sa mère, a suivi dès son enfance le confucianisme comme règle de conduite, tout comme les autres enfants de la dynastie Tang et de celles qui ont suivi. Il a réussi très tôt au concours impérial, concours obligatoire pour devenir fonctionnaire jusqu’en 1911. Il fallait alors maîtriser la poésie pour passer ledit concours. Wang Wei a ainsi pu devenir, au fil du temps, un haut fonctionnaire. Il aurait dû arriver un jour à obtenir le poste de chancelier ou celui de ministre, mais lors de la révolte d'An Shi, il fut emprisonné par les rebelles et se vit contraint d'accepter un poste de conseiller dans leur clan. Cet incident, considéré par la Cour comme une trahison, lui valut la peine de mort (sans qu'elle soit mise à exécution) et marque la fin de sa vie politique. Ce fut pour Wang Wei un tournant capital dans sa vie. De confucéen qu’il était, il se convertit définitivement au bouddhisme, devint face au monde extérieur de plus en plus "passif" pour suivre la voie qui était la sienne et composer sa poésie, conçue comme un aboutissement.
Bruno Sourdin : Restons encore un moment avec Wang Wei, un homme que je trouve fascinant. Dans le poème qui ouvre ton anthologie, il se met en scène jouant du qin :
"Assis seul dans la forêt de bambous,
je joue du qin, et siffle parfois.
Si profonde est la forêt, je reste invisible,
seule la clarté de la lune m’accompagne."
En effet, Wang Wei était poète, musicien, c’était également un grand peintre. Tu précises qu’il a inventé le paysage monochrome à l’encre. Est-il le seul lettré à s’être illustré de façon si brillante dans les trois disciplines ?
Guomei Chen : Ta question renvoie en fait à un phénomène littéraire vieux de plus de deux mille ans. Au regard de la tradition chinoise, un ou une lettrée authentique doit maîtriser obligatoirement les quatre domaines suivants : le qin (la cithare chinoise), le qi (le go), le shu (la calligraphie) et le hua (la peinture chinoise). Ce sont ces quatre techniques que dans le passé les Chinois pratiquaient dès qu’ils étaient scolarisés. C’est pour cela que beaucoup de poètes sont en même temps peintres, calligraphes, musiciens ou joueurs de go, et que certains, les meilleurs d’entre eux, maîtrisent l’ensemble de ces disciplines. Wang Wei fut un précurseur effectivement, en s’illustrant avec le paysage monochrome à l’encre. Par ailleurs, depuis l’Antiquité, la poésie est faite pour être chantée et la musique apparaît donc comme un accompagnement nécessaire. Pour mémoire, beaucoup de musiciens sont les amis intimes des poètes. Par exemple, Wang Wei et Du Fu ont tous deux composé un poème dédié au célèbre musicien Li Guinian ; de même, le musicien Dong Tinglan a eu pour amis les poètes Yuan Zhen et Gao Shi. Dans ce poème, Wang Wei s’accompagne lui-même, la musique enfante en quelque sorte ses propres vers. En Occident, signalons qu’il est rare de trouver un poète de qualité qui soit en même temps un plasticien renommé. On parle volontiers de Victor Hugo et beaucoup plus récemment d'Henri Michaux, mais ce sont des exceptions, à mon sens. Il y a donc une spécificité chinoise dans ce domaine, favorisée sans doute par la calligraphie, la peinture des idéogrammes.
Bruno Sourdin : Très jeune, Wang Wei a adopté un style de vie monacal. Son meilleur ami, Meng Haoran, est lui aussi un solitaire qui, très tôt, renonce à faire carrière et se retire dans les montagnes. Qu’ils l’aient fait par goût ou qu’ils aient été contraints de le faire, très nombreux sont les poètes chinois de cette époque à avoir adopté ce style de vie. Dirais-tu que vivre en ermite est une autre spécificité chinoise?
Guomei Chen : D’une manière générale, les poètes, aussi bien que ceux qui ont fait vœu de se retirer du monde pour vivre en ermites, s’y sont résolus car ils désiraient trouver une veine prometteuse, hors du cadre fixé par la société, hors des contraintes, des automatismes et des a priori. A remarquer que les personnes qui ont choisi la vie d’ermite ont connu des hauts et les bas dans leur existence, les seconds finissant par l’emporter. Et donc face à ces déceptions, la bascule s’opère pour retrouver un sens originel perdu, matière à nostalgie.
Vivre en ermite n’est pas absolument une spécificité chinoise, bien qu’à l’époque dont nous parlons les exemples abondent de poètes ayant adopté ce style de vie, contemplatif et marginal : puisqu’ils sont conscients de ne pouvoir changer le monde, ils recherchent une sorte de salut en eux-mêmes, premier, essentiel. Leur désir sous-jacent est donc de rétablir un équilibre, chose que ne permet pas la société.
Bruno Sourdin : Tu insistes, dans ton introduction, sur le fait que la poésie chinoise est d’origine populaire. On ignore généralement, en Occident, que la poésie chinoise s’est construite à partir de la musique populaire, chantée. C’est donc une poésie qui doit être accessible au plus grand nombre?
Guomei Chen : Il est vrai que la poésie chinoise est d’origine populaire, c’est une poésie intégrée à la vie des gens dits ordinaires depuis l’Antiquité, s’inspirant des chants des esclaves qui travaillaient dans les champs. La mise en forme de cette poésie orale en reste donc tributaire. Remarque d’ailleurs qu’il n’y a pas, à l’époque Tang en particulier, conceptualisation mais intériorisation du réel. Dans la poésie classique chinoise, le poète semble s’effacer devant ce qui est, laissant libre cours à son admiration ; ou à l’inverse, c’est la déception voire la condamnation qui priment, mais cela jamais de manière ostentatoire, plutôt allusive. Disons que, plus encore, les poètes ne se laissent pas aller aux débordements lyriques et dans ce sens tout l’aspect sentimental, voire affectif, quand il est présent, est contenu, imagé, discret. Comme dans "Ballade du lotus", de Bai Juyi :
"Voyant celui qu’elle aime,
la jeune cueilleuse de graines de lotus,
voulant lui parler, baisse la tête en souriant
et se lisse les cheveux,
son peigne de jade tombe dans l’eau."
Les lettrés ne se contentaient pas de suivre un itinéraire dédié et ne vivaient pas non plus de leur plume, ils s’appuyaient sur ce que leur renvoyait l’image du monde. Je pense d’ailleurs que la poésie, quelles que soient les époques, est faite pour être lue par le plus grand nombre, sans être uniquement réservée aux élites. En Chine, à l’école primaire, tous les élèves sont tenus d’apprendre la poésie, classique ou moderne, cela fait partie de notre patrimoine culturel.
Bruno Sourdin : Li Bai, plus connu sous le nom de Li Po, est le poète chinois le plus célèbre en Occident. On retient l’image de cet "immortel banni sur terre" qui occupait ses journées à flâner dans les montagnes, à composer des poèmes et à boire du vin sous la lune. Il était un grand buveur. Il se serait noyé, une nuit d’ivresse, en essayant d’attraper le reflet de la lune sur les eaux du fleuve. C’est la légende. Faut-il croire à cette légende ? Et surtout comment est-elle perçue par les Chinois d’aujourd’hui ? Li Bai est incontestablement un poète de génie.
Guomei Chen : Li Bai est appelé "immortel banni sur terre" par He Zhizhang, poète et homme d’État qui admirait son talent, qui est manifeste. Représentant du romantisme, Li Bai est si ingénieux, si prolifique qu’aucun poète de la dynastie Tang n’a pu le surpasser. Il maîtrise tous les domaines de la poésie de l’époque : quatrain pentasyllabique, quatrain heptasyllabique, pentasyllabes et heptasyllabes de style ancien, pentasyllabes et heptasyllabes de style "réglementé", yuefu, etc. Un cas rare dans l’histoire de la poésie chinoise classique. Les élèves chinois apprennent ses poèmes dès la maternelle et les étudient jusqu’à l’université.
La vie aventureuse de Li Bai a sans cesse influencé les romanciers et les dramaturges des époques postérieures. D’où cette légende, qui en est bien une, d’une noyade par une nuit d’ivresse alors qu’il tentait de se saisir du reflet de la lune : c’est une image naturellement, car on ne parvient jamais à circonscrire un idéal. Ainsi, sa fin reste empreinte d’une dimension mystérieuse. Ceci dit, il avait effectivement un penchant pour la boisson. Dionysiaque d’esprit, son comportement dans la vie et les thèmes abordés dans sa poésie en témoignent. Par exemple, dans "Séjour en province lointaine" on peut lire ces vers :
"Si le maître de maison pouvait s’enivrer avec moi,
j’oublierais être si loin de ma ville natale."
Dans les faits, en se référant aux archives officielles, en 762, pauvre et malade, Li Bai meurt chez son ami Li Yangbing, à qui il a pu confier au préalable les manuscrits de ses poèmes. En définitive, peu importe de savoir quelles furent les conditions réelles de sa mort, Li Bai acquiert dès son époque le statut d’un mythe, statut qui perdure depuis lors, jusqu’à nos jours.
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