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Tanger
Tanger ? C'est à deux jours de Marseille, en bateau ; charmante traversée, qui vous fait longer la côte d'Espagne. Et s'il s'agit pour vous d'échapper aux poursuites, ou de vous échapper à vous-même, alors pas d'hésitation, venez ici. Couronné de collines, tourné face à la mer, ce promontoire haut et blanc, qui semble se faire une traîne de toute la côte africaine, est une ville internationale au climat excellent, huit mois sur douze ; en gros de mars à novembre. Des plages magnifiques ; des étendues vraiment peu ordinaires de sable doux comme du sucre en poudre, et de brisants. Et - si vous avez du goût pour ce genre de choses - la vie nocturne, bien que ni spécialement innocente ni spécialement variée, dure du crépuscule à l'aube. Ce qui, lorsqu'on réfléchit que la plupart des gens font la sieste tout l'après-midi, et que très peu d'entre eux dînent avant dix ou onze heures du soir, n'est pas trop anormal. Pour le reste, presque tout, à Tanger, est anormal et avant de partir, il vous faudra veiller à trois choses : vous faire vacciner contre la typhoïde, retirer toutes vos économies de la banque, dire adieu à vos amis. Dieu sait si vous les reverrez jamais. Je parle sérieusement. Le nombre est alarmant, ici, des voyageurs qui ont débarqué pour un bref congé ; puis, ont laissé passer les années. Car Tanger est une rade, et qui vous enserre ; un lieu à l'abri du temps. Les jours glissent le long de vous, sans que vous les aperceviez plus que les gouttes d'écume sur une cascade. C'est ainsi, j'imagine, que passe le temps dans un monastère : sans se faire remarquer, d'un pied chaussé de pantoufle. D'ailleurs, ces deux institutions que sont Tanger et un monastère ont un autre point commun : le fait de se suffire à soi-même. Ici, par exemple, l'Arabe moyen pense que l'Europe et l'Amérique sont une seule et même chose, située au même endroit. Quant à savoir où est cet endroit, pour le reste, ça lui est bien égal. Et bien souvent l'Européen, hypnotisé par le tintement d'un éoud (1) et par le drame qui ici envahit tout, finit par tomber d'accord.
On perd pas mal de temps, assis au Petit Socco, place encombrée de cafés, au pied de la casbah. Au premier abord, on dirait une version en miniature de la Galleria, à Naples ; mais dès qu'on aura fait plus ample connaissance, on lui accordera un caractère si grotesquement personnel que l'on ne peut plus en toute justice la comparer à aucune autre place au monde. Il n'y a pas un seul moment du jour ou de la nuit où le Petit Socco ne soit surpeuplé. Broadway, Picadilly, tous les lieux de ce genre ont leurs heures creuses ; le Petit Socco "chauffe" tout au long des deux tours de cadran. Vingt marches plus haut, vous êtes avalés par les brumes de la casbah ; et les apparitions qui en surgissent, au beau milieu des discordances typiques du Socco, constituent un spectacle éclatant de vie. C'est là, pour les prostituées, un terrain de manœuvres ; pour les trafiquants de drogue, une gare de triage. Et c'est encore un nid d'espions. C'est enfin, tout simplement, l'endroit où l'homme de la rue vient prendre l'apéritif du soir (...).
Le Socco est aussi, en quelque sorte, un haut lieu de la mode, un banc d'essai des dernières toquades. Une des innovations qui a connu tout de suite une grande popularité auprès des gradins les plus tapageurs, ç'a été la chaussure à lacets de ruban, qui s'enroulent jusqu'au genou. Pour incongrue qu'elle soit, cette passion est encore bien loin d'être aussi fâcheuse que celle des lunettes foncées qui fait rage ces derniers temps, parmi les femmes arabes, dont les yeux passant juste au-dessus de leur voile, étaient si aguichants. Tout ce qu'on voit maintenant, c'est cette double et énorme loupe noire, là, au milieu du visage voilé, comme de l'anthracite dans une boule de neige.
Au soir, vers sept heures, le Socca bat son plein. C'est l'heure populeuse de l'apéritif. Quelque vingt nationalités se bousculent sur la minuscule place et le murmure de leur voix est comme la chanson de mille moustiques géants. Ce soir, alors que nous étions assis, le silence est tombé tout à coup puis trompetant dans un style jovial, voici qu'une nouba défile devant les terrasses brillantes de cafés. C'est bien la première fois que je trouve joyeuse une musique arabe, toutes les autres n'étant, à mon goût, que lamentations entrecoupées et mornes. Mais il paraît bien que la mort n'est pas un événement malheureux pour les musulmans, car cet orchestre s'est révélé n'être que l'avant-garde d'une procession funèbre déroulant follement ses méandres à travers la foule. Et voici venir le corps : un homme à demi-nu qui tangue sur une litière découverte, tandis qu'une lady, brillante de strass, sans quitter sa chaise, s'incline pour le saluer affectueusement, en levant un verre de Tio Pepe. Un instant plus tard on la verra rire de toutes ses dents en or, comploter, tirer des plans. Et tel est le Petit Socco.
Truman Capote
(1) instrument de musique.
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