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C'est à l'éditeur Dominique Gaultier que l'on doit ce "petit" livre remarquable, du temps où il fallait gravir la pente de la rue Barrault, dans le treizième parisien, pour taper à la porte de la maison Le Dilettante, qu'a entre autres poussée William Cliff, un auteur qui a publié dans Diérèse, vous n'êtes pas sans le savoir. Au fait, je vous invite à relire (ou à lire), toujours d'Eric Holder, "L'Ange de Bénarès", livre paru chez Flammarion la même année.
En ce temps-là, Bernard Pivot officiait à Apostrophes, une émission où la Littérature avait droit de cité, les éditeurs eux-mêmes se félicitaient de son existence ; certes l'on y invitait, rarement il est vrai, des poètes... rien de neuf sous le soleil. Les auteurs avaient encore le droit d'employer l'imparfait du subjonctif, de distribuer les accents circonflexes et le passé simple dans leurs écrits sans se fouetter, tout allait "pour le mieux", "dans le meilleur des mondes possibles" (hum !).
Ceci posé, revenons à La belle jardinière :
Au milieu de nulle part
I
Je suis l'écrivain le plus connu de Thiercelieux, 77, Seine-et-Marne. Thiercelieux compte une cinquantaine d'âmes, et il est inutile de chercher ce nom sur une carte. Ce n'est qu'un hameau, sans mairie, sans commerce, sans église, sans bar. Il dépend d'une commune située à plusieurs kilomètres d'ici. Quant à la Seine-et-Marne, ce n'est pas celle, non plus, prestigieuse, de Fontainebleau ou de Provins. Elle forme là un coin, un ultime bout de Brie qui s'en va adhérer aux premiers contreforts de la Champagne toute proche. Le dernier poil de pinceau d'un découpage administratif a empêché que nous fussions inclus dans les limites de la Marne, ou de l'Aisne. On aura beau se promener, à deux ou trois champs de là, dans la Marne ou dans l'Aisne, je doute qu'on voie la différence. Qu'on sache où l'on est. Et qu'on aie le sentiment, plus généralement, d'être quelque part, ailleurs que sur la terre.
Oui, à Thiercelieux, je peux prétendre être un écrivain reconnu, sans doute moins que Victor Hugo, au moins autant que mes contemporains. Quelques-uns de mes livres traînent sur ces étagères habituées à n'en recevoir que très peu, entre un petit atlas de champignons et des recettes de cuisine. Ils ont parfois la compagnie d'un Goncourt de l'année, offert à l'occasion d'une fête, et qui ne sera pas plus lu que moi.
On me dit qu'un autre écrivain réside à quelques kilomètres d'ici, à Montenils. Il rédige des notices techniques. Je n'irai pas le voir. C'est un concurrent.
L'histoire est trop grande pour de si petits hameaux. Elle passe au-dessus, à Montmirail, que Jeanne d'Arc traversa, où Napoléon remporta une des quatre victoires de 1814, et où naquit Paul de Gondi, futur cardinal de Retz. Elles passe en dessous, à la Ferté-Gaucher, où subsistent des ruines romaines, ainsi qu'un pont, resté intact sur le Morin, et par lequel s'engouffrèrent des milliers de soldats français, lors de la Première Guerre mondiale. Je ne parviens pas à remettre la main sur cette ancienne carte postale qui le représentait. Y figurait le nom d'une patriote qui avait fourni ce renseignement à nos armées. Or, sur le cliché sépia, on voyait que ce pont donnait sur l'arrière d'une demeure. Était-ce la propre maison de cette dame ? Et qu'éprouve-t-on quand des milliers de soldats français montent au front en passant par votre enclos, quand des trains d'attelage, à la queue leu leu, font des ornières dans les bégonias ?
Le sentiment, justement, d'être au cœur de l'histoire.
Ici, on n'a rien vu venir, et ce depuis des siècles.
Les aiguilles du temps ricochent sur la lenteur de la terre. De lointains ancêtres nous ont ressemblé - et lorsqu'on déterre dans le labour un drain ancien, une meule en pierre, on les pose avec précaution au bord du chemin, parce que c'était du bon travail, et que cela resservira.
La conscription, puis la mobilisation firent voir du pays, Paris ou bien le Tonkin. Quand on en revenait, ça n'avait pas plus d'importance que ça. Dès le lendemain, on remettait sa chemise de fenaison, et l'on s'inquiétait de l'état du grain. Ainsi l'histoire, ici, est-elle moins celle de l'homme que celle des saisons, des hivers qui sont longs, des étés où l'on manque de bras.
Deux événements, et deux seuls, auront marqué ce siècle : le passage d'un char américain, dans les grands champs d'en haut où le blé montait (on sut qu'une autre guerre s'achevait, on s'inquiéta de savoir si le blé serait indemnisé) ; la chute d'un chasseur de l'armée de l'air (le pilote s'éjecta), il y a vingt ans, de l'autre côté du ru, vers la Butte.
C'est peu ? C'est énorme. Aussi le gros René raconte-t-il à qui veut l'entendre qu'en 44, dans les champs d'en haut, mais peut-être bien, finalement, entre le ru et la Butte, il est tombé sur une résistante polonaise en train de replier son parachute. Elle l'aurait supplié de la cacher. Il lui aurait donné sa propre chambre. Elle l'aurait remercié en nature.
Je m'excuse de faire surgir, si tôt, beaucoup de poésie.
Eric Holder
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