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Première partie
Ecrire, Jack Kerouac ne fait que ça à partir de 1940 environ, et sur ses vieilles machines qui toujours l'accompagnent il tape avec le même acharnement romans, poèmes (1) ou ces centaines de lettres qu'il adresse à sa famille, à ses agents littéraires et éditeurs, mais encore plus à ses amis de cœur, ses frères de solitude et de littérature : Sebastian Sampas, le compagnon de jeunesse mort sur le front et à qui, le premier, il confie ses ambitions d'écrivain, puis les Burroughs, Ginsberg, Solomon, Holmes ou Snyder qu'il baptise "beats" pour l'éternité, fondant, dans une même expression énigmatique et fascinante, la douleur de toute une génération brisée et la béatitude d'anges déchus ; Neal Cassady, enfin et surtout, frère de sang et élu de son cœur, correspondant et lecteur privilégié, double indispensable, amant fantasmé avec lequel il partage, pêle-mêle, lectures enflammées, projets d'écriture, virées transcontinentales illuminées par les filles, l'alcool et la drogue, et jusqu'à Carolyn Cassady, patiente épouse de Neal et tendre maîtresse de Jack, point d'ancrage dans les années les plus décousues de la vie des deux hommes, dont les souvenirs toujours émus et déjà nostalgiques ont été publiés en mai 2000 aux éditions Denoël et D'ailleurs sous le titre Sur ma route (traduit par Marianne Véron, 556 p., 25,73 €).
Ces lettres échangées entre Kerouac et ses différents correspondants ont survécu à l'époque chaotique qu'ils traversèrent tous d'abord grâce aux soins de Kerouac lui-même : de façon surprenante pour quelqu'un qui a passé l'essentiel de sa vie "sur la route", égarant régulièrement son sac ou ses manuscrits envoyés aux quatre coins du pays, Kerouac accordait manifestement énormément d'importance à sa correspondance qu'il classait soigneusement, datait et annotait, conservant ses propres brouillons, carbones ou missives jamais envoyées. Ces lettres, en effet, sont indissociables de son travail d'écriture, lui-même inséparable de sa vie qui ne fut finalement qu'une longue quête de mots, un torturant désir d'accorder ses pas impatients au rythme de sa recherche littéraire, comme l'atteste par exemple l'une de ses toutes premières cartes (il a 18 ans) adressée à Sampas, à qui il annonce qu'il "rentre en stop à la maison jeudi, simplement et poétiquement".
Les Lettres choisies ici réunies couvrent la période 1940-1956, c'est-à-dire la période d'avant la sortie de Sur la route (publié en 1957, après des années de tractations et réécritures partielles), période de vaches maigres, d'expérimentations diverses et d'engagements souvent vite abandonnés. On y découvre un jeune Kerouac, romantique en diable, qui désire faire plus que tout l'expérience de la vie, la vraie vie, celle qu'on vécue et écrite ses modèles parmi lesquels Thoreau, Melville, London, Wolfe ou Hemingway.
Ce qu'il veut avant tout, c'est voir du pays et des océans, voyager et travailler à la dure, partager la vie des petites gens - et écrire chaque détail, chaque bruit ("être debout, torse nu, sur le pont à l'aube et écouter les pulsations lentes de l'énorme moteur du navire", écrit-il en évoquant "la romance déchirante" de la Marine marchande), chaque voix entendue ("un manœuvre noir est passé un jour, avec sa pelle, en chantant le plus joli blues que j'aie jamais entendu - et je l'ai suivi à travers le champ, pour l'écouter tout en fumant"), et surtout chaque recoin du paysage américain qu'il entreprend, dès 1947, d'étudier systématiquement : "j'ai commencé une énorme étude de la surface de l'Amérique elle-même, en achetant des cartes (des cartes routières) de chaque Etat des Etats-Unis, et avant peu, pas une rivière ou un sommet de montagne, pas une baie ou une ville n'échappera à ma connaissance." Dans cette même lettre se dessine consciemment son projet qu'il qualifie de "balzacien en envergure" : "Mon sujet en tant qu'écrivain est bien entendu l'Amérique et je dois, c'est simple, tout savoir à ce sujet."
Cette résolution à épuiser le territoire en partageant "le gagne-pain des hommes en Amérique", pourtant, tourne bien vite court, et Kerouac montre rapidement son incapacité à persister dans un quelconque travail ; ses lettres, envoyées des quatre coins du continent, matérialisent cette incapacité à se fixer où que ce soit pour plus de quelques mois, ainsi que son hésitation perpétuelle entre la côte est et la côte ouest, une hésitation qu'il identifie lui-même très tôt, qu'il essaye d'expliquer avant de comprendre que, parce qu'elle le rejette inévitablement sur la route, elle est le moteur même de son écriture : "J'ai pensé que l'éclair paraissait plus intense dans l'est mystique (New York, Allen) et étrangement sauvage dans l'ouest (Frisco, toi)", écrit-il à Neal Cassady à la fin des années 1940, "et j'ai eu le désir d'aller dans les deux directions à la fois".
Sophie Vallas
(1) Signalons la belle parution d'une édition bilingue des poèmes : Book of the Blues, trad. Pierre Guglielmina, Denoël et D'ailleurs éd., 1/9/1995, 284 p., 14,21 €
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