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Seconde partie
L'est, New York, c'est Allen Ginsberg, une certaine recherche esthétique et mystique qui attire Kerouac mais dont l'intellectualisme, l'égocentrisme et le raffinement analytique le fatiguent vite ("Après tout, mon art est pour moi plus important que tout le reste... Plus que tout cet égocentrisme affectif dans lequel vous vous complaisez tous, avec vos interminables analyses de vos vies sexuelles et tout ça") ; l'ouest, San Francisco, c'est Cassady et son style brut, "musculaire" et douloureux, ses "méditations de salles de billard, détails de rues insoutenables, heures de rendez-vous, chambres d'hôtels, situation des bars", ses rares récits envoyés à Kerouac "dans un ordre chronologique désordonné", provoquant l'enthousiasme immodéré de son ami qui s'empresse de les recopier et de les envoyer au reste de la bande ; les textes de Cassady, Kerouac les attend, implorant son ami de persister à écrire, de continuer à lui parler avec cette voix rauque, "crue" dit-il, qui le touche tant et dans laquelle il recherche la sienne : "Ma récente découverte importante et révélation", écrit-il à Cassady après avoir abondamment loué l'écriture de ce dernier et lucidement mesuré les impacts qu'elle a sur la sienne, "c'est que la voix est tout.(...) Mec, tu dois écrire exactement comme tout ce qui se rue dans ta tête, et TOUT DE SUITE."
Kerouac ne cessera jamais d'aller d'une côte à l'autre sans jamais se trouver bien nulle part, ajoutant bien vite à ces deux pôles le Mexique, fascinant dans ses contradictions, et cultivant paradoxalement une douce nostalgie pour Lowell, ses racines et son enfance, qu'il transforme petit à petit en un paysage mental mythique :"T'es-tu jamais souvenue, dans l'obscurité de minuit d'une chambre étrange, de pans entiers du temps clair comme du cristal de ton enfance ?" Sur la route est né de cette errance voulue, voluptueusement goûtée, et vomie aussi, de ce besoin de rassembler ces différents points d'ancrage impossible ainsi que les acteurs principaux dans un récit qui, selon ses propres mots, deviendra "le papa fondateur des livres rock'n roll".
Sur la route accompagne toute cette période de la correspondance de Kerouac (même si bien d'autres textes à venir prennent déjà corps dans les lettres), et ne cesse jamais de la traverser - d'abord parce que Kerouac évoque son livre avec la plupart de ses correspondants qui, à un moment ou à un autre, en ont tous tenu une version dans les mains et se sont reconnus sous leurs pseudonymes de papier ; ensuite, et surtout, parce que ce récit si autobiographique et amoureusement dédié à Neal, que le roman transforme en héros solaire de la terre américaine ("L'histoire traite de toi et de moi et de la route (...). L'intrigue, s'il y en a une, est consacrée à ton développement depuis les premiers temps du gamin en prison jusqu'à la dernière (présente) période de sainteté à la W.C. Fields... étape après étape, tel que je l'ai vu", ce récit est le reflet même d'un mode de vie qui se confond avec un projet d'écriture : "Souffle et raconte tout. J'ai raconté toute la route à présent. Suis allé vite parce que la route va vite... ai écrit tout le truc sur un rouleau de 36 mètres de long - je l'ai fait passer dans la machine à écrire et en fait pas de paragraphes... l'ai déroulé sur le plancher et en fait il ressemble à la route." Kerouac est très conscient que Sur la route marque une rupture non seulement dans son écriture, mais également avec "la littérature américaine antérieure". Le livre, comme les lettres, a été écrit dans l'urgence et la fièvre, au rythme épuisant des voyages, sous l 'influence de l'alcool et des drogues que Kerouac expérimente avec obstination et dont il décrit et compare les effets, au rythme, également, du jazz dont il s'efforce de transcrire, mais surtout sans le figer, le "souffle" ("Les exigences pour la prose et le vers sont les mêmes", c'est-à-dire "souffler"), un souffle ("to blow", en anglais, qui renvoie également, dans l'esprit de Kerouac, au mystérieux appel de l'insaisissable baleine blanche de Melville), qui cherche à capturer l'extase et la note magique, "ce It qui toujours se dérobe" (2), cette "chose évanescente, mais [dont il sait] qu'elle existe".
Les dernières lettres du recueil annoncent la seconde période de Kerouac. Effondré par les réactions hystériques déclenchées par Sur la route, effrayé par son statut d'icône de toute une génération en laquelle il ne se reconnaît pas, Kerouac s'éloignera amèrement de ses amis "beat" et se tournera vers une nouvelle recherche, entamée dès 1953 : l'étude du bouddhisme qu'il entreprend alors, ainsi que la pratique de la méditation l'entraînent à écrire, par fragments, un énorme recueil qui synthétise à la fois son nouvel intérêt pour une démarche spirituelle et, parallèlement, pour une vaste réflexion sur l'écriture et la poésie (3). Habité par ce "Dharma" ("la loi des choses") qu'il veut "américain", Kerouac met lentement en place et en page les silhouettes de ces "clochards célestes", figures d'extrême dénuement et porteurs d'une souffrance qu'il ne cessera plus d'exalter et de chanter, vagabonds spirituels qui, progressivement, se substituent dans ses textes aux "beats" alors que, désillusionné par la fin du voyage américain dont il restera l'une des dernières voix mythiques, il se met en quête d'une route autre, intérieure et mystique.
Sophie Vallas
(2)L'expression est extraite du petit livre d'Yves Le Pellec Jack Kerouac. Le verbe vagabond, éditions Belin, coll. "Voix américaines", 18/8/1999, 128 p., 9,40 €
(3) Ce recueil, publié en 1997 seulement aux Etats-Unis, a été traduit et préfacé par Pierre Guglielmina sous le titre Dharma, éditions Fayard, 420 pages, 59,74 €
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