241158
Les débuts d'Edmond Thomas (un titi du quinzième arrondissement parisien) ont quelque chose de savoureux pour les amateurs de destin marginal : "J'avais quatorze ans quand je me suis fait virer de l'école et le hasard a voulu que je sois embauché chez Brodard et Taupin, une ancienne maison qui imprimait entres autres le Livre de poche. Je travaillais à la reliure industrielle. A l'époque, je ne lisais que des bêtises. Je m'étais fait un ami d'un Algérien qui ramassait les vieux papiers et qui me rapportait des policiers de l'imprimerie. Un jour il m'a donné Paroles, de Jacques Prévert, qu'il avait mêlé par erreur à un lot de polars, à cause de sa couverture sombre, un graffiti photographié par Brassaï. Je peux dire que c'est ce qui m'a ouvert à la littérature."
A partir de là, l'adolescent se met à dévorer tous les grands textes contemporains, fréquente les bouquinistes et un bibliomane distingué, Fernand Touré, qu'il publiera du reste quelques années plus tard. Un passage chez Armand Colin, puis, quatre ans plus tard, chez un libraire de livres anciens, lui offrent de quoi naviguer mieux encore dans le monde du livre, et l'occasion de se monter une "petite bibliothèque" respectable.
C'est courant février 1972 qu'Edmond Thomas, déjà faiseur d'une revue de poésie ronéotée, décide qu'il est grand temps de mettre les voiles en solitaire. Ce sera Bassac, où l'attire son ami Jean-Paul Louis, des éditions du Lérot. La ronéo de Plein Chant - lorsqu'il a choisi cette enseigne, Thomas ne savait pas encore qu'il s'installerait dans une cour abbatiale longtemps hantée par les dominicains - tourne bientôt pour des plumes à peu près inconnues, dont celle d'Henri-Simon Faure et de quelques poètes qui gravitaient autour de la revue la Tour de feu (à Jarnac). En 1978, le rejoint Georges Monti, qui s'ennuyait un peu à Clermont-Ferrand, et ils s'apprennent mutuellement le métier d'imprimeur sur une offset fatiguée. Ils publient Armand Robin, alors complètement oublié, et toute la presse en parle.
Depuis Robin, Edmond Thomas n'a guère bénéficié d'une telle attention, exception faite des ouvrages de Louis Scutenaire et de la correspondance croisée de Nodier et Hugo. Pourtant, son catalogue, d'un éclectisme revendiqué, regorge de petites merveilles, qui dépasse à peine les mille exemplaires. S'y côtoient des auteurs confidentiels ou peu médiatisés, de récits ou de poèmes, tels que Joël Cornuault, Laurent Grisel, Etienne Collet, Marius Noguès...; des classiques scandinaves ignorés en France, tels que Tarjei Vesaas, Veijo Meri ou Stig Claesson ; des écrivains issus du peuple, ou intéressés à l'expression prolétarienne : Marcel Martinet, Henry Poulaille, Emile Guillaumin... (collection "Voix d'en bas" ; dont une somme en trois volumes menée par Philippe Bouquet, la Bêche et la Plume) ; ou encore des oulipiens et autres pataphysiciens, tels que Jean Queval, André Blavier et Michel Ohl dont il a publié, notamment, l'An Pinay (collection "La Tête reposée", dirigée par Pierre Ziegelmeyer).
Plein Chant fut aussi une revue littéraire trimestrielle : sous son titre ont paru entre 1971 et 2016 des numéros de Varia, comprenant des textes en prose et en vers. Certains numéros collectifs spéciaux sont remarquables, tels ceux consacrés à Louis Guilloux, Stig Dagerman, John Cowper Powys, le poète tchèque Vladimir Holan ou le dadaïste Clément Pansaers.
Plein Chant fêtera en février 2022 ses cinquante années d'existence. Les projets ne font toujours pas défaut et, l'on s'en doute, les difficultés relèvent surtout, après les incertitudes liées à la crise sanitaire, du manque de temps (beaucoup d'éditeurs-clients à satisfaire) et des faibles moyens matériels et financiers. Edmond Thomas est parfois tourmenté, mais il ne pourrait, bien sûr, pas vivre autrement. Hommage lui soit rendu ici, en ces temps difficiles pour l'édition.
Les commentaires sont fermés.