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Réflexion sensible de Sylvie Jaudeau, sur la quête de l'homme total chez Michaux, vue sous l'angle de l'aphorisme :
Le double (compris dans son sens étymologique : "diviseur") induit cette volonté combien écartelante qu'est l'acte littéraire : écrire, cette absence à soi et au monde, la plus séduisante perversité de l'esprit qui s'éprouve là où il n'est pas, dans l'abîme même qui sépare les mots et les choses.
L'œuvre de Michaux, existentielle s'il en est, se fait l'incomparable chambre d'écho d'une conscience en quête de réconciliation. Une langue de la rupture mime la totalité brisée de l'être. Michaux découvre sa respiration naturelle dans le fragment, les notations de l'instant, les phrases fusant comme des éclats sans noyau verbal. Cette langue se défend de recréer une forme harmonieuse et artificielle, mais épouse les rythmes internes discordants et multiples d'une pensée en passe de se désintégrer. Elle est ainsi définie par son auteur : "Abrégé dynamique fait de lances et non de formes", à l'image de cette créature monstrueuse, le meidosem, composé de "lances enchevêtrées".
Cependant le désordre de ces formes brisées tend parfois miraculeusement vers un centre, suivant les efforts réitérés de la conscience double vers sa réunification, quand il aboutit à l'aphorisme. Là Michaux semble jouir d'un repos salvateur. Réconciliation et apaisement de l'aphorisme que Cioran n'aurait pas contesté, lui qui affirmait : "Ne cultivent l'aphorisme que ceux qui ont connu la peur au milieu des mots, cette peur de crouler avec tous les mots."
L'amateur de pensée paradoxale et de non-sens se délecte de ces quelques "branches de savoir", où se donne libre cours l'humour de démon sceptique :
- "Qui cache son fou meurt sans voix."
- "Comme on détesterait moins les hommes s'ils ne portaient pas tous figure."
- "Les oreilles dans l'homme sont mal défendues. On dirait que les voisins n'ont pas été prévus."
Cette tendance affleure spontanément et non seulement dans des textes délibérément aphoristiques, (Tranches de savoir - Poteaux d'angle), mais aussi dans les proses ou poèmes où, de temps à autre la phrase acquiert son autonomie, tenant en suspens le flux de la pensée : en voici quelques exemples :
"Il doit bien y avoir de l'être. Même moi il faut assurément que je sois."
ou bien cette phrase entre toutes :
"Qui va assez loin en soi a grand peine à éviter le démon. Voir sans démon l'angélique ou le divin, c'est manquer d'expérience.
... ou c'est la grâce des grâces."
Dans l'aphorisme se conjoignent le penchant vers la fragmentation et l'exigence d'une totalité. Forme close sur elle-même, il est à lui seul un livre, un tout à l'intérieur d'un autre tout. Chaque aphorisme recrée un microcosme. Rien d'étonnant à ce qu'un esprit en quête d'unité y incline naturellement. Il répond à l'impulsion d'une pensée ennemie des systèmes, prête à assumer ses divergences et à unir les contraires.
L'aphorisme où éclate la vérité d'un paradoxe sait réconcilier une conscience désireuse d'intégrer en elle le bien et le mal, de cohabiter avec son démon, de se faire l'hôte d'une dualité exempte de discorde.
Sylvie Jaudeau
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