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Asie Centrale
Ce sont de hautes falaises friables, couleur de lœss et de henné, à l'ancre sur de vastes plateaux sans horizon, comme une flottille de siècles et d'empires dans un havre de démission.
Un oiseau traverse la lessive du ciel. Seul l'insecte trottine où sévissait Gengis. Un frisson, un pas d'invisible courbe les graminées. Désœuvré, un enfant enfouit son visage dans le pain tiède et souple. Les perdrix de combat sont assoupies dans leur cage, près de la porte, à l'ombre.
Les hautes effigies du dieu de Bonté, colosses infestés d'hirondelles et de hiboux, sont le soir couleur de sirop de mûres. Golems à peine déchaussés de la roche et gourds, ils titubent à l'issue de la longue galerie qui semble les avoir livrés d'un coup à la transparence, à la lumière, à l'espace. Elle s'est vite refermée derrière eux. Ni aveugles ni éblouis, mais les prunelles et la face entière martelées par l'iconoclaste, le relaps retombé dans la violence. Images de douceur en havre d'affection.
Le nomade tond l'agneau mauve de sa cisaille de fer flexible sans pivot ni rivet. Dans l'herbe pauvre, des tas de pierres menus et fréquents désignent une assemblée de tombes, comme si les chameliers choisissaient pour mourir les étapes de transhumance.
Rien ne limite l'étendue. Et vous avez soudain l'horizon à la pointe de vos sandales. Le sol a pris fin sans crier gare. Il s'ouvre sur un escalier de lacs d'un bleu plus vif que le ciel. Ils sont suspendus comme les jardins de l'Assyrienne. Immenses paliers liquides dans l'épaisseur du monde. Chacun s'achève en un ruissellement silencieux d'auge qui déborde. La cuvette inférieure reçoit et transmet le don intarissable. L'eau passe le musoir sur un duvet d'algues immortelles et fugaces.
Elle est tranquille, couleur de lapis et de jacinthe sauvage. Les parois crues y répercutent le soleil. Le bleu est si intense qu'il fait baisser les yeux lapidés. Si retentissante, la couleur. On les ouvre : quelle paix ! Si taciturne, l'éclat. Le bleu de foudre en ténèbres s'est changé. L'immense étincelle est fraîcheur et l'incandescence abandon.
Parfois, au pied de la muraille, une brève plage de mousse humide, comme un havre de dilection. L'indifférent qui vient de loin en quête de sérénité et qui a répudié la convoitise, s'y est installé avec sa tente, sa compagne, leurs enfants, et la drogue qui lui garantit une absence passagère. Il regarde l'eau bleue. Il oublie l'heure du poisson accoutumé. Un autre antidote apaise son tourment : la contemplation d'une lenteur, d'une splendeur, qui sont extase et éternité pour un éphémère. Le soir est tombé : les couleurs sont froides et fabuleuses.
Au-dessus, sur la table de pacage, les falaises roides et plates dressent des môles, des embarcadères pour des périples en terre ferme. Ce sont des arêtes sans âge, couleur d'hématome, des éperons de trirèmes alignées au mouillage sur le faîte inchangé du monde pour une navigation de l'âme, un appareillage immobile, un qui-vive sans objet.
Roger Caillois
L'une des cinq eaux-fortes de Zao Wou-Ki
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