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Nous écrivons avec des mots. Nous savons tous qu'écrire c'est d'abord assembler des mots. Nous le faisons sans savoir ce qu'ils sont, ni quel type d'outillage ils représentent, ni de quelle partie de nous ils sortent avec un tel naturel. Parfois, ce naturel tombe en panne, et une maladie s'en suit dans le corps. Parfois, celui qui écrit ne supporte plus que son texte ne soit qu'un texte, et il fait tomber en panne ce naturel.
L'amour, l'écriture, le jeu, etc., déclenchent un emportement dans le mouvement duquel leur acteur touche l'autre : un autre qui peut être réellement l'autre, mais qui peut aussi être une figure que nous ne touchons qu'en nous.
L'amour, l'écriture, etc., ont ainsi dans leur activité même un sens qui nous suffit et qui fait, par exemple, que nous ne cherchons pas à sentir dans la main qui écrit une main plus ancienne, pas plus que nous ne cherchons à connaître la besogne qu'elle pourrait secrètement poursuivre sous le masque de l'écriture.
On sourira de cette main fantôme.
Mais qu'est-ce que trois mille cinq cents ans d'écriture à côté des centaines de milliers d'années de l'humanité ?
Quiconque s'engage dans l'écriture sent bien que le langage n'est pas toujours la mémoire des choses, mais plus souvent la rumeur d'un monde antelangagier, que nous sommes incapables d'articuler et dont nous traduisons seulement, ici et là, quelques images. Peut-être ce monde-là est-il trop entier et le nôtre trop fragmenté par le présent pour en refléter autre chose que des éclats. Peut-être n'est-il si entier que d'être le pays des morts. D'où notre angoisse au bord d'écrire, puis l'allégresse de le faire parce que, un instant, nous avons traversé le temps.
Si toute œuvre écrite est en effet une machine de langage, cette machine ne serait-elle pas une sorte de corps extérieur construit pour sortir du nôtre, afin de mettre hors de nous la rumeur de la mortalité et les hantises d'avant la langue ?
Une arche de souffle...
Bernard Noël
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