"Livre de chroniques", d'Antonio Lobo Antunes, éd. Christian Bourgois (2e partie)
18/03/2016
Il faut voir la tête de Lobo Antunes, quand on lui parle des chroniques qu'il écrit pour les journaux : "Les chroniques ? Hum... C'est joli..." Difficile de prononcer l'adjectif avec plus de mépris. "Jôôôli" : toute la figure d'Antonio se plisse de façon comique, pour cracher le mot qui roule comme une pierre. Inutile de protester (Quoi ? Mais ces textes sont magnifiques, etc.), le malicieux poursuit, exactement comme s'il n'avait rien entendu : "C'est un peu comme les piscines pour enfants, vous savez : on a de l'eau jusqu'à la ceinture, quand il faudrait en avoir jusqu'au cou. Ca oui, c'est le roman !"
Et ça, c'est Lobo Antunes : l'un des plus grands écrivains contemporains, dont les mots sont presque aussi singuliers à l'oral qu'à l'écrit. Un romancier prodigieux, musical et fiévreux, d'une exigence folle, dont même les chroniques - et quoi qu'on en dise - portent la marque de son immense talent.
Bien sûr, ces textes ont été rédigés pour des raisons "alimentaires", comme il le précise. Et alors ? Parus toutes les deux semaines dans l'hebdomadaire portugais Visao, ils ont la particularité de faire doubler les ventes du magazine. Ce qui prouve que les lecteurs lisboètes ne manquent pas de goût et acceptent de se laisser surprendre. Car ces textes courts (quatre pages d'un livre) n'ont rien à voir avec... rien. Enfin, rien de ce qu'on peut lire habituellement dans la presse. Et pour une bonne raison : leur auteur accepte d'aller beaucoup plus loin que la majorité des chroniqueurs. Ou, dit autrement, parce que ces textes ne sont pas des chroniques littéraires parmi d'autres, mais de succulents morceaux de littérature.
Et, comme la littérature ne s'en tient pas aux sujets d'actualité, les chroniques de Lobo Antunes s'en vont dans toutes les directions. Il y en a de complètement fictives, celle de "Chronique amoureuse" par exemple, où un homme superpose l'image de sa femme et celle d'un dentiste qui menacerait de lui arracher une molaire - fiasco. D'autres sont tournées vers son passé, les maisons de ses grands-parents, les souvenirs de ses parents, de ses frères ou de ces images d'hier dont "les personnages commencent à s'effacer" ("Eux, dans le jardin").
Et puis il y a celles, très nombreuses, qui tournent inlassablement autour de la création, de l'acte d'écrire, du "métier" de romancier. Un boulot d'atelier, comme l'auteur l'explique drôlement dans "Le Mécanicien" : "Et me voilà qui émerge de sous mon roman comme un mécanicien de sous une voiture au capot ouvert". Mais un atelier où veille un "ange", cet "être mystérieux" qui, écrit Lobo Antunes dans "Un terrible silence, désespéré et heureux", "guidait mon stylo".
C'est l'un des aspects les plus passionnants de ces chroniques : rédigées en parallèle de ses grands romans, elles dessinent un itinéraire, un peu comme "des petits dessins dans la marge" - c'est l'auteur qui parle. Des esquisses, avec, en prime, des indications sur le mode d'élaboration de l'oeuvre générale. On y retrouve tous les grands thèmes qui obsèdent l'écrivain, le temps, la mort et ce souci presque obsessionnel de "comprendre la vie des gens", mais avec un "galop différent", c'est encore lui qui parle.
Forcément, le rythme est différent. L'immersion verbale et sensorielle n'est pas la même que dans les grands romans, Le Manuel des inquisiteurs ou Que ferai-je quand tout brûle ? (Christian Bourgois, 1996 et 2003), le sentiment d'oppression qui en résulte non plus.
Mais la façon très particulière de poser des questions, cette écriture haletante, sans repos, traversées de tirets, de passages à la ligne, de phrases coupées net, cette langue unique, mélancolique et remplie d'humour, est aussi présente dans les chroniques que dans les romans. L'écriture obéit à une sorte de pulsion. "Je travaille sans plan", explique Lobo Antunes, en faisant avec les mains le geste de quelque chose qui s'étendrait en nappe. Il donne d'ailleurs une illustration de ce propos dans "Les petits ruisseaux font les grandes rivières, dit le rat, et il fit pipi dans la mer" : "Je ne comprends pas ce roman, j'avance à tâtons, au fil des pages, parce que je sais que le roman se comprend, lui, et ça me suffit". C'est ainsi qu'il progresse et nous avec lui : par capillarité, tentant d'attraper dans le noir les contours de choses et sentiments insaisissables.
Raphaëlle Rérolle
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