"Naviguer à vue", de Nuno Júdice, traduit par Béatrice Bonneville-Humann & Yves Humann, éd. de Corlevour, 2017, 80 pages, 15 €
28/05/2021
Une théorie de la réalité
Tout comme le peintre exécute, avec la minutie d'un
archiviste de formes les tracés d'un corps
qui va remplir la toile, je cherche aussi
avec la même exactitude à retracer les formes
et les gestes qui sont restés de toi. Je pourrais
commencer par le visage, avec les cheveux attachés,
les laisser libres et descendre jusqu'aux
paupières qui s'ouvrent afin que tes
yeux apparaissent à la lumière du matin. Ensuite, je suis
la ligne de la narine jusqu'aux lèvres, et lève
ton menton afin de dégager le cou. Là,
je continue vers les épaules que la chemise de nuit
ne cache pas complètement, tout comme
la naissance des seins qui se devinent où commence
l'échancrure. Ainsi, ton buste demeure entier,
bien qu'il ne soit ni de marbre ni de bronze
mais de chair, et ce que je désirais était
que les mots te fassent naître de
l'intérieur de leur matière abstraite, de laquelle
seuls quelques airs de musique ou bien des
sentiments confèrent une impression de
réalité. Peut-être m'aurais-tu demandé, si
tu étais ici, entre les vers et les césures,
pourquoi j'ai besoin de poser la réalité dans le poème,
quand il suffit qu'elle fasse partie de ma vie. Mais
le visiteur du musée en passant
par le tableau où la figure féminine
le regarde, peut aussi se tromper, pensant que
cette figure est seulement une somme de couleurs
et de lignes, alors qu'elle est la femme que le peintre
a vue, devant lui, et qui était si vivante
pour lui, au terme de son travail, comme toi,
dans ce poème que j'ai dessiné à ton image.
Nuno Júdice
Nota bene : Un des grands noms de la poésie contemporaine portugaise, boudé par la grande édition pour d'obscurs motifs (que je tente de cerner plus en détail dans mon Journal, qui restera inédit jusqu'à...). Le monde de l'édition est traversé de "mystères" qui n'en sont pas, en fait. Pour calmer le jeu, on fera comme si.
Rappelons que des poèmes inédits en français de Nuno Júdice ont été traduits en janvier 2018 dans Diérèse 72 (page 14 à 33) par Béatrice Bonneville-Humann et Yves Humann. Amitiés partagées, Daniel Martinez
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