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L'Institut était le lieu d'une inéluctable circulation : les élèves aveugles devenaient des professeurs aveugles, les fainéants devenaient des garçons de salle, les paresseuses atterrissaient aux cantines. On faisait des plaisanteries sur la topographie de l'établissement, la plupart des aveugles y restaient toute leur vie et commentaient avec ironie le passage du monde enfantin au monde adulte par la simple traversée d'un couloir. Les petits caillaient dans les bâtiments du nord, et leurs os étaient déjà humides quand ils arrivaient dans le sud des adultes. L'aile des enfants était appelée le Pôle Nord, et celle des adultes les Tropiques. On ne rejoignait le monde des voyants qu'à la toute fin de sa vie, et rares étaient ceux qui arrivaient au grand âge, car l'Institut rejetait ses vieillards, ils étaient placés dans des hospices communs. On redoutait beaucoup, parmi les aveugles, cette intrusion tardive dans le monde des voyants, qu'on appelait, sinistrement, le Paradis.
Josette, contrairement à Robert, avait tout de suite accroché à la musique, spécialement aux cordes. Après l'enseignement primaire de solfège et d'harmonie, on l'avait orientée vers le violon. Elle avait un don évident, mais trop particulier pour qu'on la pousse dans cette voie : par exemple elle n'aimait pas tenir un archet, qui lui donnait la chair de poule, elle voyait un tibia limé dans lequel on avait inséré les cheveux d'une femme malade, mais elle pouvait toucher des cordes, et seulement les caresser ou les pincer, pendant des heures, sans s'ennuyer ; la musique qu'elle en extrayait, qui n'était pas sans monotonie pour les autres, la captivait. Elle demanda un jour : je voudrais un violon qui soit grand comme un corps, et peut-être plus grand encore. On lui apporta une contrebasse, mais elle en trouva le timbre trop fruste, trop mâle. Elle se mit à imaginer, puis à dessiner un instrument qui représentait pour elle, en matière de cordes, l'idéal : une sorte de monstre, comme creusé dans le poitrail d'une baleine, et entre les deux arcs duquel se trouvaient prisonnières tant de cordes, d'épaisseurs et de longueurs différentes, qu'on ne pouvait même pas les dénombrer, ou les dénommer, mais sur lesquelles on pouvait improviser, par une simple caresse des ongles, une infinité de mélodies. Le rêve de Josette fut gravé sur feutrine par un appareil à dessin. Mais quand le professeur de musique identifia sa création, il dit qu'un tel instrument n'était pas un mirage, qu'il existait, ou à peu près, qu'il s'en trouvait même un, sans doute abîmé, dans les caves, abandonné depuis trois générations, mais qu'on pourrait certainement confier à l'accordeur. La harpe était enveloppée d'une grande bâche de cette soie rose dont étaient aussi faites les housses de piano, sa marqueterie avait conservé ses dorures et peu de cordes, entre ses grosses chevilles nacrées, étaient rompues ou distendues. On confia l'animal à Josette, on le lui donna presque, comme si on abandonnait à une simplette un instrument archaïque et encombrant dont il fallait se débarrasser, tout en se donnant la bonne conscience de l'entretenir, au cas où, on ne pouvait jamais savoir si une mode quelconque ne pouvait redonner une préciosité à une telle aberration. On détacha même, pour la protéger des rats, un des placards du deuxième sous-sol, parmi les réserves d'eau gazeuse et de produits d'entretien, et on en fit faire une clef que Josette porta d'abord sur sa poitrine, attachée à une cordelette, puis qu'elle rangea, lorsqu'elle emménagea avec Robert, dans le seul tiroir de l'armoire. Ensemble ils constituèrent un petit ensemble lugubre, ils jouèrent ces morceaux pour harpe et scie qu'avaient composés, disaient-ils, Schumann et Smetana, mais qui étaient de pures fantaisies. On les invitait, dans les écoles maternelles, pour les après-midi de fête, et on leur donna la permission, à l'Institut, de jouer une fois par an, dans la grande salle de l'orgue. C'était toujours un de ces jours les plus creux de l'été et rares étaient ceux qui n'oubliaient pas le jour ou l'heure du concert.
Hervé Guibert
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