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Pierre Bergounioux, qui nous offre pour la prochaine livraison de Diérèse des pages de son Journal (avril-mai 2021) a écrit ce livre vers lequel va ma préférence [avec "La Ligne", par sa symbolique, recueil commenté par mes soins pour la sortie du numéro 3 de la revue, pages 58-60]. Dans "La bête faramineuse", il s'agit pour le narrateur et son cousin de traquer une bête fabuleuse dans le bois qui jouxte la propriété de l'aïeul, en fin de vie. Aux portes de l'adolescence, tous deux vont s'inventer deux rites, qui marquent en fait la frontière du monde réel et de l'imaginaire.
Ici évoqué, le premier de ces rites. La poésie que cet opus laisse filtrer, la manière qu'a l'auteur d'esquisser plutôt que de décrire et le climat généré donnent à ce livre un tour particulier... mais jugez plutôt :
"Il faisait très chaud, mais ce n'était plus la chaleur dure, vulnérante qui me comprimait le crâne, à midi. J'ai dit que j'allais chasser un peu. J'ai pris le filet. Je suis descendu jusqu'au petit portail, sans courir. La pierraille obligeait encore à plisser les paupières. Je me demandais s'il existe un moyen assuré, un sceau caché, un signe qui nous prémunisse contre la confusion. Je m'étais mis à progresser d'un pas circonspect, le filet en avant, comme si j'avais cherché à surprendre une bête incertaine. Je suis arrivé en vue des deux maisons, là même où l'attente et la révélation avaient pris corps, simultanément. J'étais seul, sur le chemin, et l'après-midi culminait. L'ombre dorée qu'il faisait, sous le saule, était vide et je ne trouvais rien qui garantisse la permanence, la consistance plus ferme des images passagères parmi lesquelles on va, les bêtes inhumaines, les visages, la paix profonde devinés. J'ai dit à mi-voix, très sombre : rien. Et puis, en me rapprochant, j'ai vu la piste, la trace presque effacée de son passage, dans l'herbe haute, jusqu'aux framboisiers.
Je me suis assis à côté du creux, comme un nid, qui restait au pied des tiges râpeuses dont elle avait cueilli les fruits. Elle s'était tenue là où je l'avais donc vue après avoir franchi les champs et les rivières. Je n'avais rien à ajouter à ce que j'avais dit avec la voix du dedans. J'ai posé le filet près de moi. J'étais invisible dans l'herbe, sous l'arcature aérienne du saule. Le grand pré, en contrebas du chemin, crissait paisiblement. Ce n'était pas tant l'étendue que la durée qui se dressait contre moi et me privait du repos. J'avais couru sur l'épiderme rugueux de la planète, à la suite de la locomotive. Le fer et le feu m'avaient ouvert le chemin. Mais j'étais sans recours qu'en moi, face à moi-même et au temps, loin de celui qui serait digne de se tenir à la même heure au lieu même qu'elle avait - l'ombre lumineuse, l'image pressentie - élu.
Le merle s'était remis à tracer des boucles dans le ciel. J'essayais d'imaginer des distances - dix ans, vingt -, au bout desquelles elle se tiendrait là, dans le creux d'herbe, sans songer à s'éloigner tandis que je pourrais, moi, celui que je serais devenu par l'entremise des années, me taire sans craindre qu'aussitôt elle s'éloigne et s'efface. Il n'y aura plus à se hâter, à trembler, à chercher des signes, des noms. Je soufflais par le nez lorsque des confins où je m'étais porté, j'ai retrouvé les senteurs du soir naissant, de la sève, de la pierre chaude et le vertige du premier jour. C'est le premier jour."
Pierre Bergounioux
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