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09/08/2018

"Galanteries", Alain Bosquet opus 2

Vous avez un joli passé de femme fatale... Admettons que j'ai trente ans de moins qu'aujourd'hui. Je vends des arcs-en-ciel, dans les pays où il ne pleut jamais. Je traverse le désert en calèche. Vous vous trouvez dans les parages. Nous partageons le contenu de deux ou trois gourdes. La soif commune est un pacte solide. Les nuits sont impardonnables : tous ces clous brillants, dans le ciel, qui nous rappellent nos péchés...

Il nous faut regagner la civilisation. Soudain, nous voici à Milan. Vous m'intriguez, je vous intrigue. Un inconnu nous a donné rendez-vous à Stockholm : peut-être vous proposera-t-il le mariage ? Vous êtes aussi une femme de tête, avec le droit de la perdre. Moi, je m'y connais en prestidigitation : de mon chapeau je tire des perdrix, des kangourous et des bouledogues qui bavent. Ce que vous dites est raisonnable et ardent. Ce que je dis, vise à vous désarçonner. Nous prenons un taxi, qui nous dépose au seuil d'un hôtel très 1900, à Stresa. Les Iles Borromées émergent de la brume : elles planent par-dessus le lac. Les hibiscus règnent par milliers : rouges au point d'en paraître obscènes. Le gérant m'autorise à les couper tous, moyennant finances. Nous occupons deux chambres ; les hibiscus envahissent la vôtre.

Nous n'avons pas encore échangé une seule étreinte. Vous me parlez d'une petite fille, dans une cité de province : rien que des gros murs contre lesquels l'océan vient se briser. Je vous raconte que mon grand-père maternel portait d'épaisses moustaches : très important, les moustaches en ce début de siècle vingtième. Je compare celles d'Aristide Briand, de Georges Clemenceau, de Lloyd George. S'y ajoutent celles de Rudyard Kipling et, pour la bonne mesure, la barbe redoutable de Lev Tolstoï. Je garde sur moi un monocle, qu'un roi de Norvège a offert à mon aïeul, avec qui il jouait au badminton, dans un collège anglais, du temps de George III ou de George IV. Ah ! Je m'embrouille dans mes monarques. L'amour, le sublime amour...

Alain Bosquet

26/07/2018

Alain Bosquet (1919-1998), en tête-à-tête

En 1970, Alain Bosquet a imaginé un entretien qu'il conduirait lui-même, se donnant la parole en quelque sorte, écoutons-le :

- Vos lectures sérieuses ?

- Mon Panthéon personnel, je l'ai bâti à seize ans. Il a peu varié. La prose pour Cervantès et la poésie pour Valéry. Il m'a suffi d'ajouter, plus tard, Kafka. Ces trois-là me nourriraient dans une île déserte, selon le cliché. A la rigueur aussi, une page de Rilke, de Saint-John Perse et quelques chapitres de Kierkegaard.

- Voulez-vous compléter votre palmarès ?

- En musique, je ne garde que Mozart, Vivaldi et Richard Strauss. Bien sûr, tout Ravel.

- La peinture ?

- L’œil est avide comme une tigresse : même quand il est rassasié, il se saoule d'images. Je crois que personne plus que Van Eyck ne m'a jamais ému : l'absolu et le trivial conjugués, l'homme proche de Dieu et à la fois dans la fange... J'aime beaucoup La Tour, bien qu'il soit surtout un grand metteur en scène : éteignez-moi cette bougie qui met en évidence toutes les rides ! Je m'incline devant Velázquez, qui ne peint que les éclopés, les monstres, les monarques dégénérés. Claude Monet me dissout avec délices : un bonhomme qui veut confondre l'eau et la terre, la terre et l'azur : une exquise noyade ! Je songe à Rubens, qui a pourvu le Christ de gros biceps. J'admire Seurat : il fragmente mon univers comme pour le rendre poudreux, impalpable, évanescent.

- Quand avez-vous décidé de votre avenir ?

- J'ai su très vite ce que je ne voulais pas être : médecin, commerçant, employé de banque, chimiste. Le verbe dans tous ses états m'a paru plus fascinant. Un bonimenteur, si vous préférez...

- La création littéraire ?

- Je crois qu'elle est d'abord une gigantesque effervescence : une fièvre.

- On la provoque ?

- On la subit. Elle vient de la rate, de la salive, du poumon, des ventricules, des cartilages, de l'aorte et du sperme. C'est insoutenable et exaltant. Elle s'échappe de vous.

- Où est votre discipline ?

- Dans la pureté du langage. Comme mes mots sont ceux des autres, si je les leur emprunte, je dois les leur rendre.
Prenez une réalité toute crue et sans surprise. Il faut la rendre rayonnante. Un peu d'excitation, peut-être. Comme l'homme est une machine à fabriquer des mythes, enduisons le réel de quelques mots magiques. Une pomme sur une commode, cela n'a rien d'excitant. Quand Chardin peint la même pomme, il lui donne un cadre et il élimine les détails inutiles : la pomme devient pure, idéale et comme chargée de significations secrètes. Reprenons la même pomme qui, de vous à moi, est un fruit stupide et fade. Je l'offre à Paul Cézanne, passant par là, entre sa pipe et son crâne chauve. Avec délicatesse, il la pose devant lui et se met à la reproduire sur une toile. Il accentue les angles : sa pomme peinte n'est pas celle de Chardin. Elle invite une réflexion bizarre : pourquoi la pomme ne serait-elle pas cubique ? L'homme a le droit d'orienter la nature hors de ses sentiers habituels. Je vais plus loin : l'homme a le devoir de corriger la nature. Il y a dans ce raisonnement un besoin de vengeance. Puisque la nature est belle et confondante, elle doit subir mes caprices : moi aussi, je suis le créateur. En somme, un dieu un peu acariâtre.

03/11/2016

Alain Bosquet opus 4

A la suite des notes blog du 10 février 2016, ces recensions de Jean-Noël Pancrazi (vous signaler aussi le récit autobiographique d'Alain Bosquet, paru chez Folio, qui vaut le détour : Lettre à mon père qui aurait eu cent ans, 278 pages) :

          . Le gardien des rosées, éd. Gallimard

          . Effacez-moi ce visage, éd. de la Différence

          . Capitaine de l'absurde, éd. Le Cherche-Midi

Personne ne peut donner une définition de la poésie. Alain Bosquet le sait. Aussi, au lieu de s'engager dans un long discours "poétique" qui serait l'otage de lui-même, préfère-t-il - pour tenter de cerner le rôle capital que la poésie a joué dans son existence - lancer dans le Gardien des rosées une série d'aphorismes qui ne sont pas une suite de sentences impérieuses, mais plutôt un semis d'interrogations où le doute le dispute à la foi.

Alain Bosquet s'inquiète de constater combien le poète est toujours dépassé par son poème, qui semble "se rédiger lui-même". Lorsqu'il se risque à relire l'un d'eux, il se sent dépossédé de ce qu'il a écrit, ramené à l'état d'"accessoire", et il manifeste sa rébellion contre les mots qui, une fois inscrits sur les pages, l'exilent : "A peine écrit, mon poème me dit : efface-toi... Il n'y a pas de place pour nous deux..." Dans cette guerre amoureuse qui l'oppose à sa création, il essaye de résister et d'échapper à la puissance dévorante du poème, "ce fauve souriant qui, à chaque syllabe, lui saute à la gorge".

Pourtant confronté au désert de la vie, il reconnaît qu'il a besoin du verbe et qu'il mourrait de perdre les mots qui lui servent d'"asile". Il rêve de se laisser engloutir en eux, d'y noyer ses manques et ses infirmités : "En moi, tout est tragique... Alors, par lâcheté, je deviens une phrase...". Ce monde qu'il recompose, il peut, à l'infini, le remanier - lui qui s'avoue incapable de reprendre quoi que ce soit de son existence. "Je traduis la rosée, je corrige un oiseau... Je démontre à la fleur qu'elle est une autre fleur...".

Il aimerait devenir un simple organe du monde et, pour se soustraire aux tourments de la pensée, il aspire à une sorte de suicide minéral, à une chute dans l'inconscience de la matière. Aimant peut-être les choses plus que les êtres, il voudrait être instinct "comme l'arbre ou la neige ou le serpent qui dort".

S'il se voue à une telle adoration des pierres, des plantes et des étoiles de mer, c'est parce que - comme il l'exprime dans ses aveux lapidaires, de tristesse lucide - il ne se supporte pas. Condamné à faire "âme à part", il a toujours été inapte à surmonter l'éternel malentendu qu'il a avec son être. Il n'y est jamais parvenu à se frayer un chemin entre les douceurs de la vie et le désespoir de vivre, l'extase et l'épouvante, l'innocence et le dégoût.

Se sentant "trop enfant ou trop adulte", il n'a cessé de vagabonder en lui-même sans parvenir à se trouver. Il ne se tolère que s'il se rend "imaginaire" à ses propres yeux : il oublie ainsi le déclin de son corps qui, ravagé par l'âge, accomplit avec peine, dans l'ombre du désir déchu, "un pas pour vivre, un pas pour regretter la vie". "Même ma peau me met dehors", dit-il, dans un accès de mélancolie acerbe.

D'où la fascination triste qu'il éprouve envers les peintures de Francis Bacon, auxquelles il dédie un beau recueil : Effacez-moi ce visage. Alain Bosquet sait, avec une acuité meurtrie, évoquer, chez Bacon, les voyages de la chair qui, désertant ses points d'attache, paraît dériver loin d'elle-même quand, "doigt après doigt, la main quitte la main, le genou gauche déménage".

Dans ces 34 poèmes, vibrant d'un lyrisme âpre, Alain Bosquet célèbre les corps écartelés, comme crucifiés sur eux-mêmes, qui, privés, dans leur absolue solitude, "de pensées, de devoirs et de droits" semblent implorer le havre d'une image fixe d'eux-mêmes. Peut-être leurs gestes, tremblant d'une colère épuisée, sont-ils les reflets des révoltes lasses d'Alain Bosquet, dont l'ultime philosophie serait un "taoïsme de la rage".

Seule l'admiration qu'il nourrit envers les maîtres de l'art - Beethoven, Vermeer, Seurat, Rilke... - lui permet, tel un capitaine de l'absurde, de dominer le néant et de ne pas sombrer dans l'obscure délectation de la fin des choses, car "cesser d'admirer, c'est déjà mourir".

                
Jean-Noël Pancrazi