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09/03/2021

Jacques Réda rend hommage à Christian Bobin

Vous connaissez, il va sans dire, Jacques Réda, qui a aussi publié in Diérèse opus 54 ses "Destins des étoiles" (p.44 à 47, numéro à présent épuisé). Poète de son état, il a dirigé la NRF [avant que Diérèse ne prenne son envol], et je me souviens de son passage à la tête de cette revue par le fait que jamais à mon souvenir autant de poètes, de qualité, n'ont trouvé là voix au chapitre... Jacques Réda est né à Lunéville en 1929, amoureux de jazz on le sait, mais pas que. A signaler : Jean-Michel Maulpoix lui a consacré un numéro de la collection "Poètes d'aujourd'hui", chez Seghers. Soit, mais sans plus tarder, voici :

Deux images bourguignonnes

à Christian Bobin

Montaubry

     Quittant les Vaux sauvés du temps entre leurs bois
A mi-côte, quand on descend du village sévère
     (Villeneuve-en-Montagne), on s'arrête : tu vois
Tout-à-coup resplendir en bas comme un éclat de verre
     L'étang jeté dans l'herbe où, presque à chaque fois
Qu'on a passé le jour à circuler dans les collines,
     On va prendre un long bain de calme et de fraîcheur
L'ombre des charmes tout autour est épaisse     des lignes
     Unissent l'eau profonde au sommeil d'un pêcheur.
Le soleil couchant prend tout droit dans la plus longue branche
     Sur l'eau plus sombre alors un chemin de clarté.
Surgi de la masse des bois obscurs jusqu'à la frange
     Ombreuse où nous buvons le vif aligoté,
S'achève en étincelle au fond de nos verres qui penchent.

* * *


Canal du Centre

D'un côté l'Atlantique et d'un autre la mer
D'Ulysse, par la Loire et la Saône. D'écluse
     En écluse on a vu l'amer
Marinier qui halait son chargement (incluse
La marmaille sautant en tous sens sur le pont,
Et la femme attendant son tour à la bretelle) -
     Thulé, Golconde, l'Hellespont,
Croisières ! - à Montceau, le front bas, on dételle
Pour un sommeil bercé par le marteau-pilon
Du Creusot. Au matin de nouveau l'eau plus verte
     Que les rangs des vignes où l'on
Se faufile après Saint-Léger, mais plus inerte,
Et sans grappes, comme la vie. Encore un bief,
encore un verre pour grimper l'horizontale,
     Car c'est là qu'est le vrai relief :
Dans un sens, ou dans l'autre, on monte. Et l'on s'installe
Dans l'effort monotone et lent. Ah, peupliers,
Vous êtes bien heureux de pousser la racine
     Sur place. Nous, genoux pliés,
Quel arbre ambulant tors à la longue on dessine !
Mais repos désormais aux frères canalous
Qui redressaient l'échine et gueulaient à l'étape,
     Accommodants comme des loups.
Maintenant c'est le luxe à moteur qui se tape
L'attente à l'écluse et s'ennuie, et fait des ronds
Dans l'eau par-dessus la rambarde, avec casquette
De capitaine, et potirons
De ces dames à l'air. Elle était moins coquette
La marine, jadis. Un dernier vrai chaland
Toise encore parfois ces matelots d'eau fade,
     Comme les pêcheurs somnolant
Ou les vieux qui le soir arrosent leur salade.
Mais le canal aux berges qui s'éboulent, va
Dédoublant la beauté calme du paysage
     Et le passant qui, dans l'image
Croit voir l'accompagner celui qui le rêva.

Jacques Réda

08/03/2021

"La merveille et l'obscur", de Christian Bobin, éditions Paroles d'Aube, 30/10/1996, 88 pages

Les éditions Paroles d'Aube (1991-1999) ont publié pas moins de 147 titres (parmi les auteurs de cette maison, citons André Velter, Lionel Bourg, Jacques Ancet, Jacques Derrida, Yvon Le Men, Vaclav Havel, Michel Bulteau, Pierre Dhainaut, Louis Calaferte, Andrée Chedid, Charles Juliet, Franck Venaille, Claude Roy...) ce, en moins de dix années d'existence. Ici saisies, les paroles de Christian Bobin, pour témoigner :

"La plupart des adultes ne vous parlent qu'au nom de la place qu'ils ont péniblement acquise dans la société. On peut être ingénieur, coiffeur, écrivain, professeur ou épicier. On peut être ce qu'on veut - c'est au fond sans importance. Le mensonge c'est de se confondre avec l'état que le hasard vous a donné. Rien de plus répugnant qu'un professeur qui croit devoir ressembler à un professeur, à l'imaginaire qu'on a d'un enseignant. Et je dirais la même chose d'un ingénieur, d'un épicier ou d'un coiffeur. Les écrivains, c'est le pire : un écrivain qui se fait la tête et les manières d'un écrivain, c'est à fuir, c'est à fuir immédiatement. Nos sociétés sont ainsi faites : il faut qu'on y ait un âge, et une place, et que l'on conforme nos paroles avec cet âge, avec cette place. Une société, c'est comme un bruit de fond, une rumeur ininterrompue, jour et nuit, un discours que personne ne tient vraiment mais que chacun reprend. Le discours de nos sociétés - ce bruit de fond permanent - ne s'adresse qu'à la majorité qui travaille, qui fait ruisseler l'argent frais : les adultes entre 25 et 45 ans, acteurs de la vie économique. Pauvres acteurs d'une pauvre pièce. Les autres, on ne leur parle pas. Les autres, puisqu'on ne leur parle pas, on ne les voit pas. Pour voir une chose ou un être, il faut le faire entrer dans notre songe, l'incorporer à notre douceur, à notre silence, à notre attente. Lui parler avec les mots de notre douceur, avec les mots de notre silence, avec les mots de notre attente. Ce à quoi on ne parle plus finit par disparaître. Ceux à qui on ne s'adresse pas deviennent invisibles. Ce sont la minorité, une foule de minorités : les enfants, les vieillards, les pauvres, les prisonniers, les malades - mais aussi les arbres, les bêtes, les rivières..."


Christian Bobin

14/02/2021

Thierry Renard s'entretient avec Christian Bobin III

"Devenir des rois ou les courriers des rois"
Franz Kafka

 

Thierry Renard : Vous avez fait des études de philosophie. Cela a-t-il sur votre travail une influence quelconque ? Et quels sont vos maîtres, ceux qui ont beaucoup compté ou qui comptent encore pour vous ?

Christian Bobin : J'ai déjà dit, ici ou là, tant de mal de la philosophie que je peux, pour une fois, tâcher d'en dire quelque bien. Pas facile : je n'ai guère le tempérament philosophique. Car je crois qu'il y a des tempéraments pour ça. Vous savez ce qu'on dit aux élèves de philosophie, la même rengaine, toujours : l'étonnement est le vrai début de la pensée. Eh bien je ne crois pas, je crois que c'est faux. L'étonnement, l'émerveillement est la racine de l'amour, mais au début de la philosophie je vois plutôt la colère, comme une rage enfantine, le désir de fonder sa place dans le monde - si possible au centre. Il y a quelque chose de guerrier, de conquérant dans la métaphysique, dans cette façon de prétendre tenir le monde au bout de sa raison, comme un chien au bout d'une laisse. Mais voyez, je commence à médire.

Bien sûr j'ai lu, avec ferveur, des gens comme Platon, comme Spinoza, comme Kierkegaard. Ce sont des montagnes arides, protégeant de leur hauteur quelque fleur rare, quelque fleur blanche des sommets. Bien sûr certaines pensées des philosophes m'ont touché. Mais elles me persuadaient par leur beauté, jamais par leur logique. Je ne renie pas l'intelligence. Je dis que je préfère l'instinct - qui est l'intelligence à l'état brut.

Quand vous voyez, par exemple, une église romane, vous pouvez bien être bouleversé par son harmonie, vous ne songez pas pour autant aux principes d'architecture que sa construction met en œuvre, vous pouvez la goûter sans rien connaître de ses principes. Or quand vous êtes devant un système philosophique, si vous n'êtes pas du métier, du bâtiment, vous êtes très vite perdu. Les systèmes des philosophes sont des églises que les architectes ont élevées pour venir s'y adorer eux-mêmes, dans le sanctuaire de leur raison. J'ai pris très vite l'habitude de ne pas les déranger dans leurs prières. Quant à votre question sur les maîtres qui seraient les miens : aucun. Je ne conçois pas d'autre maître que la vie, la vie pure et simple. J'admire beaucoup de gens, certains qui écrivent, d'autres qui n'écrivent rien. L'admiration m'est nécessaire, nourricière, comme un soleil pour le sang tournesol. Je ne saurais vivre sans admirer. Mais de maître, non, nulle trace. Écrire c'est se déprendre de toute maîtrise des autres sur soi, de soi sur soi.