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23/03/2016

Antonin Artaud vu par Christian Bobin

 Après Robert Desnos*, évoquant l'auteur de "L'ombilic des limbes", ce qu'en a dit Christian Bobin :

"Les enfants usent sans compter de cette force taciturne dont parle très bien Antonin Artaud : "La pensée avec laquelle les écrivains agissent n'agit pas seulement par les mots écrits mais occultement avant et après l'écrit parce que cette pensée est une force qui est dans l'air et dans l'espace en tous temps" (lettre de Rodez, 21 février 1944).

Je ne fais pas d'Artaud un contemplatif. Je ne dis pas qu'Artaud pût croire en Dieu. On ne demande pas à un enfant de deux ans s'il croit en Dieu. Il n'y a pas à croire : il y est, il est à même le cœur fauve de la vie, à même les aurores éternelles de l'esprit. Je dis seulement que ces phrases sont là dans ses livres, par centaines, avec leurs contraires toujours cités. Je dis qu'il faudrait aussi citer celles-là qui, cherchant dans le monde quelque chose à adorer et n'y trouvant rien, ont une beauté et une puissance immédiatement insurrectionnelle, vivifiantes. Les livres d'Artaud ouvrent à l'intelligence des océans, balayés par des rafales d'amour fou de l'amour, tourmentés par tous les vents du merveilleux. "Si nous savions adorer, nous traverserions le monde avec la tranquillité d'un grand fleuve." Cette phrase n'est pas d'Artaud mais de François d'Assise, autre dément célèbre. La voix d'Artaud est celle d'un fleuve empêché, contrarié, allant quand même, un grand fleuve de lave rouge emportant tout dans son grondement - un miracle de lumière et d'enfance."

 

Christian Bobin

14:17 Publié dans Artaud | Lien permanent | Commentaires (0)

21/03/2016

Vie d'Antonin Artaud

Peu avant Noël 1942, Robert Desnos adresse un courrier à Euphrasie Artaud : "Madame, dès le lendemain de votre visite je me suis occupé de votre fils et de mon ami. J'ai la joie de vous dire aujourd'hui que mes démarches ont abouti. Si vous êtes d'accord mon ami le Dr Ferdière de passage à Paris emmènera Antonin avec lui dans l'asile dont il est le Directeur et où il garantit qu'il sera bien nourri, bien traité et même qu'il jouira d'un relative liberté. L'hôpital dont il s'agit est celui de Rodez en Aveyron." Il laisse son numéro de téléphone en cas de besoin : Opéra 89-31. En janvier 1943, il avertit Gaston Ferdière : "Je suis allé à Ville-Evrard jeudi, Artaud devait partir le lendemain vendredi 22. Je l'ai trouvé en plein délire, parlant comme saint Jérôme et ne voulant plus partir parce qu'on l'éloignait des forces magiques qui travaillent pour lui. [...] il paraît bien installé dans ses phantasmes et difficile à guérir." Desnos ajoute en post-scriptum : "Artaud va certainement me considérer comme un persécuteur !"

Après six ans d'internement (à Sotteville-lès-Rouen, Sainte-Anne, Ville-Evrard) et quelques péripéties pour franchir la ligne de démarcation, Artaud arrive à Rodez le 11 février 1943. Ferdière l'invite à sa table, il l'invitera souvent. Artaud "engloutit bruyamment les aliments, les triture sur la nappe, rote en mesure, crache par terre et, avant la fin du repas, se met à genoux pour psalmodier." Plus tard, à Paris, invité chez les Dullin, il pisse sur le tapis au prétexte que les chiens le font bien.

Dès le mois de mai, il réclame quelques améliorations de l'ordinaire : prendre un bain chaque jour, éviter la promiscuité de la baignade en commun, (qui "offense [ses] sentiments religieux et [sa] chasteté"), être rasé tous les jours, "car il n'y a rien qui maintienne dans un mauvais état mental comme de ne pas être rasé." Il réclame une brosse à dents, bien qu'il n'ait "à peu près plus de dents", il lui en reste "exactement 8 sur 33". Il veut aussi du miel, du riz sucré, de la semoule et du tabac. Il écrit à sa famille pour lui demander du beurre, du chocolat, des galettes. Il réclame de l'opium, "antidote de l'érotisme et des envoûtements", ou, à défaut, de l'héroïne, du laudanum, de la morphine, de la mescaline. Il communie trois fois par semaine, fume, chique et prise. Il ignorera, la guerre durant, l'existence d'une carte de tabac. Il a besoin d'un pantalon neuf, d'une chemise, "n°40 de tour de cou" et d'une "cravate bleu foncé". Lors de sa sortie définitive, on peinera à lui trouver une paire de chaussures ; il a de très grands pieds.

"La main d'Artaud a dû réapprendre à écrire, à dessiner", dit Gaston Ferdière. On lui procure des carnets de brouillon, "des crayons de toutes sortes et du papier de tous formats". Le médecin l'incite à répondre aux lettres de ses amis, à Jean Paulhan, Henri Parisot et d'autres...

Antonin raconte la légende des Saintes-Marie-de-la-Mer. Les saintes Maries, qui ont abordé là après le supplice du Golgotha, étaient quatre : Marie-Bethsabée, Marie Galba, Marie l'Egyptienne et la Vierge Marie. Le nom civil et social de l'une d'entre elles était Marie Nalpas (nom de jeune fille de la mère d'Antonin). Divers occultistes réputés l'ont confirmé ! L'histoire peut continuer, certainement. "[...] moi, je ne suis plus qu'un écrivain qui se remettra certainement à écrire dès qu'il se sentira un peu plus heureux, ce qui lui revient ici de jour en jour et depuis quelques jours." Dont acte.

Jacques Lacan a examiné Artaud à Sainte-Anne, en 1938, il l'aurait déclaré définitivement "fixé" et perdu pour la littérature. En avril 1946, Antonin écrit à Ferdière : "Vous donner à lire à vous un de mes textes n'a jamais été pour moi le soumettre à l'administration, mais au contraire le donner à lire à un ami qui a toujours aimé ce que j'écrivais dans le vif de la vie."

A lire, toutes affaires cessantes, à la BnF car l'éditeur a fait faillite, et la plupart des exemplaires de ce livre ont été passés au pilon : "Les mauvaises fréquentations, mémoire d'un psychiatre", de Gaston Ferdière, éd. Jean-Claude Simoën, août 1978.

Je vous parlerai un autre jour de Marie-Louise Termet, la femme dudit médecin, qui devait quitter Gaston Ferdière pour vivre avec Henri Michaux... et quitter ce monde, dans des conditions tragiques.

16:46 Publié dans Artaud | Lien permanent | Commentaires (3)

20/03/2016

Les dessins d'Antonin Artaud opus 2

 Geneviève Breerette : Vous parliez du voyage d'Irlande. C'est de cette époque que datent les "sorts", ils ont une qualité plastique étonnante. 

Paule Thévenin : Artaud les reconnaît comme oeuvres, comme dessins. Il l'a dit : "Les premiers dessins que j'ai faits étaient des sorts." L'écriture y est recouverte par le dessin et par la couleur, et comme si c'était insuffisant, en négation même de cette écriture et de ce dessin, la feuille est brûlée par endroits. Le feu est l'élément de santé dans cette affaire. En brûlant à la fois l'écriture et le dessin, l'objet se détruit lui-même.

G. B. : D'où viennent ces "sorts", la découverte des signes ?

P. T. : D'une certaine manière, la peinture, le signe ont toujours été présents chez Artaud. Nombre de ses textes font référence à des peintres ou à des oeuvres peintes. Et peindre, qu'est-ce donc, sinon faire jaillir les signes et la couleur sur une toile ? Mais c'est surtout lors de son voyage au Mexique, en 1936, que les signes prennent pour lui une importance accrue.

Au cours de son expédition chez les Tarahumaras, non seulement il découvre des paysages qui lui rappellent les nativités de hautes époques, mais une nature peuplée de signes. Partout, sur les rochers, sur les arbres, sortant du corps des participants pendant les cérémonies rituelles, les signes symboliques se reproduisent devant lui, des lettres énormes sont inscrites sur la montagne ou apparaissent dans l'air, formant un fantastique alphabet. Ces signes, on les voit apparaître dans des lettres qu'il écrit en 1937, surtout celles d'Irlande, puis dans les sorts, enfin dans la plupart des dessins qu'il exécute à Rodez. Ces dessins sont un monde de signes.

G. B. : Lorsqu'il est revenu à Paris, Artaud n'a plus dessiné que des portraits. Votre portrait, vous avez vu Artaud le dessiner ?

P. T. : Oui, en partie. Il a été fait en deux temps. A la maison, où il venait souvent. Puis il l'a emporté à Ivry. J'étais partie au Maroc. Il m'a écrit de revenir voir ce qu'il avait fait de mon portrait, qu'il avait entouré de signes, d'objets. Il ajoutait qu'il avait fait celui de ma soeur "comme dans les blés d'un Van Gogh".

Dans le mien, il écrit qu'il me met "en sentinelle". L'inscription a été reprise deux fois. Il a probablement trouvé que ce n'était pas suffisant d'avoir placé le texte à l'horizontale pour pratiquer une certaine prise de possession. Et il l'a réécrit en tournant autour de mon visage. J'y suis complètement cernée par des objets magiques et par une phrase qui détermine mon existence. Les textes qui accompagnent les portraits interviennent en renfort du dessin pour infléchir une partie de ce que vous êtes et de ce que vous allez être, vous mettent dans une situation telle que vous ne pouvez pas être autrement que ce qu'Artaud voulait que vous fussiez.

G. B. : C'est un processus d'envoûtement que vous décrivez là. Et ces têtes coupées au niveau de la gorge nouée, comment les voyez-vous ?

P. T. : A la fin de sa vie, Artaud était à nouveau intéressé par le théâtre. Quand il en parlait, c'était toujours comme d'une sorte de guerre où il était entouré de soldats. Les soldats étaient tous ceux qui voulaient bien le suivre, c'est-à-dire ses filles premières nées naturellement et quelques fidèles qui l'auraient suivi jusqu'au bout, jusqu'en Himalaya, ou je ne sais où. C'étaient quelques personnes capables de jouer une scène jusqu'au bout. Et qu'y a-t-il de plus expressif dans le corps qu'un visage ? C'est là où se condense, où se joue le drame. Sur chacune des têtes, Artaud projette le drame qu'il pressent comme étant le leur, qui sera le leur.
Dans les deux ou trois dessins de la fin, qui ne sont plus seulement des portraits mais des paysages de visages, c'est un théâtre extraordinaire qu'il dessine. Peu importe qui est là, mais ces yeux vous regardent, se jettent sur vous, les figures jouent le drame ultime devant vous. Avec les marques, les taches, tout ce qui va faire un visage de vieillard quand vous avez un visage tout frais. Des traits supplémentaires viennent relier les personnages les uns aux autres, enfantant quelque chose d'indissociable. La scène et le théâtre sont là. Ses derniers dessins sont peut-être les plus belles représentations d'Artaud. Il y réalise enfin, à lui seul, son théâtre de la cruauté.

                                                Propos recueillis par Geneviève Breerette

10:43 Publié dans Artaud | Lien permanent | Commentaires (0)