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31/08/2021

Gustave Flaubert, vendredi (soir) 26 août 1853, 11 heures

          A Louise Colet,

          Trouville


   [...] Quelle bosse de travail je vais me donner une fois rentré ! Cette vacance ne m'aura pas été inutile ; elle m'a rafraîchi. Depuis deux ans, je n'avais guère pris l'air ; j'en avais besoin. Et puis je me suis un peu retrempé dans la contemplation des flots, de l'herbe et du feuillage. Écrivains que nous sommes et toujours courbés sur l'Art, nous n'avons guère avec la nature que des communications imaginatives. Il faut quelquefois regarder la lune ou le soleil en face. La sève des arbres vous entre au cœur par les longs regards stupides que l'on tient sur eux. Comme les moutons qui broutent du thym parmi les prés ont ensuite la chair plus savoureuse, quelque chose des saveurs de la nature doit pénétrer notre esprit s'il s'est bien roulé sur elle. Voilà seulement huit jours, tout au plus, que je commence à être tranquille et à savourer avec simplicité les spectacles que je vois. Au commencement j'étais ahuri ; puis j'ai été triste, je m'ennuyais. A peine si je m'y fais qu'il faut partir. Je marche beaucoup, je m'éreinte avec délices. Moi qui ne peux souffrir la pluie j'ai été tantôt trempé jusqu'aux os, sans presque m'en apercevoir. Et quand je m'en irai d'ici, je serai chagrin. C'est toujours la même histoire ! Oui, je commence à être débarrassé de moi et de mes souvenirs. Les joncs, qui le soir fouettent mes souliers en passant sur la dune, m'amusent plus que mes songeries (je suis aussi loin de la Bovary que si je n'en avais écrit de ma vie une ligne).
   Je me suis ici beaucoup résumé et voilà la conclusion de ces quatre semaines fainéantes : adieu, c'est-à-dire adieu et pour toujours au personnel, à l'intime, au relatif. Le vieux projet que j'avais d'écrire plus tard mes mémoires m'a quitté. Rien de ce qui est de ma personne ne me tente. Les attachements de la jeunesse (si beaux que puisse les faire la perspective du souvenir, et entrevus même d'avance sous les feux de Bengale du style) ne me semblent plus beaux. Que tout cela soit mort et que rien n'en ressuscite ! A quoi bon ? Un homme n'est pas plus qu'une puce. Nos joies, comme nos douleurs, doivent s'absorber dans notre œuvre. On ne reconnaît pas dans les nuages les gouttes d'eau de la rosée que le soleil y a fait monter ! Evaporez-vous, pluie terrestre, larmes des jours anciens, et formez dans les cieux de gigantesques volutes, toutes pénétrées de soleil. 
   Je suis dévoré maintenant par un besoin de métamorphoses. Je voudrais écrire tout ce que je vois, non tel qu'il est, mais transfiguré. La narration exacte du fait réel le plus magnifique me serait impossible. Il me faudrait le broder encore. 
   Les choses que j'ai le mieux senties s'offrent à moi transposées dans d'autres pays et éprouvées par d'autres personnes. Je change ainsi les maisons, les costumes, le ciel, etc. Ah ! qu'il me tarde d'être débarrassé de la Bovary, d'Anubis et de mes trois préfaces* (c'est-à-dire des trois seules fois, qui n'en feront qu'une, où j'écrirai de la critique) ! Que j'ai hâte donc d'avoir fini tout cela pour me lancer à corps perdu dans un sujet vaste et propre. J'ai des prurits d'épopée. Je voudrais de grandes histoires à pic, et peintes du haut en bas. Mon conte oriental me revient par bouffées ; j'en ai des odeurs vagues qui m'arrivent et qui me mettent l'âme en dilatation.
   Ne rien écrire et rêver de belles œuvres (comme je fais maintenant) est une charmante chose. Mais comme on paie cher plus tard ces voluptueuses ambitions-là ! Quels enfoncements ! Je devrais être sage (mais rien ne me corrigera). La Bovary, qui aura été pour moi un exercice excellent, me sera peut-être funeste ensuite comme réaction, car j'en aurai pris (ceci est faible et imbécile) un dégoût extrême de sujets à milieu commun. C'est pour cela que j'ai tant de mal à l'écrire, ce livre. Il me faut de grands efforts pour imaginer mes personnages et puis pour les faire parler, car ils me répugnent profondément. Mais quand j'écris quelque chose de mes entrailles, ça va vite. Cependant voilà le péril. Lorsqu'on écrit quelque chose de soi, la phrase peut être bonne par jets (et les esprits lyriques arrivent à l'effet facilement et en suivant leur pente naturelle), mais l'ensemble manque, les répétitions abondent, les redites, les lieux communs, les locutions banales. Quand on écrit au contraire une chose imaginée, comme tout doit alors découler de la conception et que la moindre virgule dépend du plan général, l'attention se bifurque. Il faut à la fois ne pas perdre l'horizon de vue et regarder à ses pieds. Le détail est atroce, surtout lorsqu'on aime le détail comme moi. Les perles composent le collier, mais c'est le fil qui fait le collier. Or, enfiler des perles sans en perdre une seule et toujours tenir son fil de l'autre main, voilà la malice. On s'extasie devant la correspondance de Voltaire. Mais il n'a jamais été capable que de cela, le grand homme ! c'est-à-dire d'exposer son opinion personnelle ; et tout chez lui a été cela. Aussi fut-il pitoyable au théâtre, dans la poésie pure. De roman il en a fait un, lequel est le résumé de toutes ses œuvres, et le meilleur chapitre de Candide est la visite chez le seigneur Pococurante, où Voltaire exprime encore son opinion personnelle sur à peu près tout. Ces quatre pages sont une des merveilles de la prose. Elles étaient la condensation de soixante volumes écrits et d'un demi-siècle d'efforts. Mais j'aurais bien défié Voltaire de faire la description seulement d'un de ces tableaux de Raphaël dont il se moque. Ce qui me semble, à moi, le plus haut dans l'Art (et le plus difficile), ce n'est ni de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en rut ou en fureur, mais d'agir à la façon de la nature, c'est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvres ont ce caractère. Elles sont sereines d'aspect et incompréhensibles. Quand au procédé, elles sont immobiles comme des falaises, houleuses comme l'Océan, pleine de frondaisons, de verdures et de murmures comme des bois, tristes comme le désert, bleues comme le ciel. Homère, Rabelais, Michel-Ange, Shakespeare, Goethe m'apparaissent impitoyables. Cela est sans fond, infini, multiple. Par de petites ouvertures on aperçoit des précipices ; il y a du noir en bas, du vertige. Et cependant quelque chose de singulièrement doux plane sur l'ensemble ! C'est l'éclat de la lumière, le sourire du soleil, et c'est calme ! c'est calme ! et c'est fort, ça a des fanons comme le bœuf de Leconte.
   Quelle pauvre création, par exemple, que Figaro à côté de Sancho ! Comme on se le figure sur son âne, mangeant des oignons crus et talonnant le roussin, tout en causant avec son maître. Comme on voit ces routes d'Espagne, qui ne sont nulle part décrites. Mais Figaro où est-il ? A la Comédie Française. Littérature de société.
   Or je crois qu'il faut détester celle-là. Moi je la hais, maintenant. J'aime les œuvres qui sentent la sueur, celles où l'on voit les muscles à travers le linge et qui marchent pieds nus, ce qui est plus difficile que de porter des bottes, lesquelles bottes sont des moules à usage de podagre : on y cache ses ongles tors avec toutes sortes de difformités...


Gustave Flaubert

in "Extraits de la correspondance ou Préface à la vie d'écrivain"
éditions du Seuil, 1963, 304 pages


"L'ouvrage critique, nommé "mes trois préfaces" dont Flaubert a eu le projet, il ne l'a pas écrit. Écrire ces préfaces, c'eût été finalement parler de lui-même. Ce n'était plus un ouvrage, c'était un itinéraire spirituel dont on ne trouve trace que dans la Correspondance qu'il a laissée", adressée à ses amis, mentionnant cette projection mentale toujours différée, pour cause. Geneviève Bollème

Un romancier nommé Flaubert, par René Dumesnil (I)

  Il manquerait beaucoup à la littérature française si l’on en ôtait Madame Bovary, et plus encore L’Éducation sentimentale, d’où est sorti, au dire de Théodore De Banville, "tout le roman contemporain". Plus encore que Balzac et que Stendhal, Flaubert apparaît comme le confluent des courants qui vont entraîner la génération suivante, et la porter vers le naturalisme de Zola.
   Flaubert est né à Rouen, le 12 décembre 1821, d’un père d’origine champenoise, qui, après avoir été l’un des plus brillants élèves de Dupuytren, devint chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen et professeur de clinique. Sa mère, fille d’un médecin de Pont-l’Évêque, était de la famille des Cambremer, qui furent de robe, et d’où sortit Guillaume Thouret, quatre fois président de la Constituante, et guillotiné en 1794. Milieu de grande bourgeoisie fortunée : on retrouvera ces personnages dans les romans de Flaubert, dans Un Cœur simple, aussi.
   Son enfance s’écoula entre les murs d’un hôpital, dans une atmosphère de tristesse, compensée par la tiédeur d’un foyer heureux. Son frère aîné, Achille, est étudiant en médecine et succèdera plus tard à son père, quand celui-ci mourra prématurément en 1846, enlevé en quelques jours par un phlegmon de la cuisse. Homme de grand savoir et de réputation illustre, il sera le docteur Larivière de Madame Bovary, et sa disparition sera pleurée de tout le pays.

un élève inégal

   Gustave a une sœur, Caroline, qu’il chérit tendrement. Elle mourut des suites de ses couches deux mois après son père, laissant une fille qui devint Mme Commanville puis Mme Franklin Grout (la "nièce Caroline" de la Correspondance de Flaubert). Ces deuils répétés furent vivement ressentis par Gustave dont la santé était déjà ébranlée par une maladie nerveuse épileptiforme, mais qui ne fut point le véritable mal comitial.
   Au lycée, il fut un élève inégal, ne travaillant que ce qui l’intéressait : l’Histoire et les Lettres. Féru d’art dramatique, il avait transformé en théâtre la salle de billard de son père.
   Il rédigeait presque seul un petit journal, Le Colibri, où il publia - car la feuille imprimée avait quelques abonnés - ses ébauches de romans, de nouvelles, notamment, en 1837 (il a seize ans, et il est en troisième) Une leçon d’histoire naturelle, genre commis, idée qui, reprise au terme de sa vie, deviendra Bouvard et Pécuchet, et pour l’instant, une de ces physiologies si fort à la mode. Il passe en effet tout son temps à écrire, et ces œuvres de jeunesse forment une sorte de réserve, de provision d’idées, de plans, d’esquisses qui trouveront plus tard, la maîtrise venue, leur forme définitive.
   Avec ses amis, Le Poittevin (qui sera l’oncle de Maupassant), Ernest Chevalier, et plus tard Louis Bouilhet, un jeune poète qui deviendra étudiant en médecine et sera l’interne du docteur Flaubert, Gustave crée une sorte de mythe, un personnage fictif dont chacun tient le rôle selon les circonstances : le Garçon, composé cynique de Sancho Pança, de frère des Entommeures, de Panurge, de Jacques le Fataliste - original cependant par l’énormité de ses propos, leur gaillardise et leur obscénité, et surtout le mépris de la médiocrité bourgeoise, la haine des idées reçues, de l’hypocrisie sociale, de la sottise sous toutes ses formes.
   Car Flaubert recueille avec passion les traits les plus beaux de la bassesse et de la bêtise. Son sottisier se grossit de tout ce qu’il entend, de tout ce qu’il lit et qui lui semble digne d’être conservé dans ce musée des horreurs. Nul plus que lui n’a souffert de la stupidité - souffert jusqu’à s’en délecter.
   À vingt-deux ans le voilà riche d’observations, et même d’expérience. À l’âge de Chérubin en effet, il a aimé ; et ce ne fut point une amourette juvénile, mais une vraie passion dont il dira plus tard : "J’en ai été ravagé." Il a su ce que c’était d’être tourmenté de jalousie en voyant dans les bras d’un autre la femme que l’on désire - un autre, qui tient de la loi les droits sur elle. Singulière précocité qui inspire à un gamin de quatorze ans et demi ces Mémoires d’un fou, où il y a, sous quelque fatras, des parties de réel chef-d’œuvre.
   Chaque année, les Flaubert passent les vacances à Trouville, avec la famille de l’amiral anglais sir Henry Collier. Il y a un jeune homme, Herbert, qui devient le camarade de Gustave, comme les deux filles, Gertrude et Henriette, deviennent les amies intimes de Caroline Flaubert. Gustave n’est certes point indifférent à l’une d’elles, si ce n’est même aux deux.
   Mais, pour lui du moins, la flambée va s’éteindre vite, dès qu’un beau matin, à l’heure du bain, il aura trouvé sur la plage un manteau que la marée montante risque de mouiller. Il le porte plus loin, bien à l’abri ; et au repas de midi, à l’auberge, il entend une voix très douce, celle d’Élisa Schlésinger, lui dire :
  - Monsieur, je vous remercie bien d’avoir ramassé mon manteau... N’est-ce pas vous ?
   Il n’en faut pas davantage pour allumer une passion qui ne s’éteindra plus. C’est l’origine de L’Éducation sentimentale.
   À la rentrée de 1837, le collégien rédige les Mémoires d’un fou. En 1842, étudiant en droit, il écrira Novembre, toujours hanté par l’image d’Élisa retrouvée à Paris et dont il est devenu l’un des familiers. L’héroïne de Novembre se nomme Marie comme celle des Mémoires, comme celle de L’Éducation sentimentale ; mais il en a fait une prostituée. Il ne l’a point avilie : l’obsession imposait à son esprit comme une présence réelle, la vision d’un modèle unique, et surtout, plus sûrement encore, un besoin de prendre sa revanche sur le destin qui l’éloignait de son Élisa.
   L’hallucinante peinture des tourments endurés par le héros de Novembre jusqu’à la rencontre de Marie, jusqu’à la nuit passée auprès d’elle - une nuit qui ne guérit pas la blessure mais l’exaspère - ne laisse aucun doute ; pas plus que la lecture de la première Éducation sentimentale, composée en 1844-45 : l’héroïne est toujours la même, on n’en peut douter car le portrait reste si bien ressemblant ; mais cette fois le narrateur imagine de se dédoubler pour que Jules et Henry puissent échanger des lettres qui permettront de rendre plus direct, plus vraisemblable ce qu’il imagine - ce qu’il aurait voulu vivre, et qu’il n’a pas vécu.
   Il faut insister sur ces pages de jeunesse, demeurées inédites jusqu’en 1900 environ. Leur lecture impose un rapprochement avec certaines Fleurs du Mal que Baudelaire publiera en 1857 - l’année où Flaubert publie Madame Bovary. Ici et là, dans la prose de Novembre comme dans les vers du poète, c’est le même regret

          D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu…

   "J’avais plus besoin d’aimer que de jouir, plus encore de l’amour que de la volupté" - écrit Flaubert. Et c’est chez lui comme chez Baudelaire le même regret pitoyable de n’avoir point trouvé à respirer, au moment qu’il le fallait, le parfum des fleurs fraîches, et de s’être enivré, avec désespoir, du parfum plus âcre des amours vénales.
   Pour l’un comme pour l’autre, la femme, compagne d’un soir ou de toute une vie, demeure l’énigme éternellement offerte à l’insatiable curiosité de l’homme. Il reste encore beaucoup de romantisme dans le réalisme de l’écrivain qui garde quelque sensibilité.

de Touraine en Égypte

   À la faculté de droit, Flaubert s’est lié avec un étudiant de son âge, comme lui fils de médecin, Maxime Du Camp. Tous deux ont fait cent projets de collaboration fraternelle, et comme la santé de Gustave exige qu’il mène une vie moins enfermée que celle qu’il s’impose dans sa fureur littéraire, il se met en route, sac au dos, avec Du Camp, pour un voyage qui les mène des châteaux de Touraine aux côtes de Bretagne et de Normandie qu’ils remontent de l’estuaire de la Loire à l’estuaire de la Seine.
   Ils en rapportent Par les champs et par les grèves, dont les chapitres impairs sont rédigés par Flaubert, et les chapitres pairs (qui tarderont à être intégrés au livre et ne le seront qu'en janvier 1999, aux éditions Complexe), par Maxime Du Camp. Au retour, Flaubert retrouve sa mère et sa nièce installées à Croisset. Il y demeurera lui-même jusqu’à la mort, partageant son temps entre ses livres et l’éducation de sa nièce - car lui-même enseigne à l’enfant.
   Il a entrepris de mener à bien un vieux projet dont Rêve d’enfer, dès 1837, puis Smarh en 1839 étaient déjà les ébauches. Il a fait d’immenses lectures pour le préparer, car il veut doter la littérature française d’un autre Faust
   Flaubert veut achever cet immense travail avant de partir pour l’Orient avec Du Camp. À l’automne 1849 il le lit à l’aréopage, composé de Louis Bouilhet et de Du Camp ; la lecture dure trois jours mortels, et, la troisième nuit la sentence est rendue :
   - Jette cela au feu et n’en parle plus, prononce Bouilhet. Mets ta muse au pain sec et pour la guérir de son lyrisme, écris l’histoire de Delamare !
   Delamare était un officier de santé, ancien élève du père Flaubert ; et son histoire est celle de Charles Bovary… Flaubert a promis d’accepter le verdict. Il s’incline donc et part, la rage au cœur. Durant tout le voyage qui le mène aux lieux mêmes où vécut le pieux anachorète, il ne cessera point d’y penser.
   Il remonte le Nil jusqu’à la deuxième cataracte, parcourt l’Asie Mineure, la Turquie, la Grèce, et revient par l’Italie pour rentrer à Croisset, reprendre sa tâche, et ne plus guère quitter sa table de travail jusqu’à ce que la dernière ligne de Madame Bovary soit écrite.      A suivre


René Dumesnil

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Un romancier nommé Flaubert, par René Dumesnil (II)

Cela durera de septembre 1851 au 30 avril 1856, près de cinq années d’un labeur opiniâtre, qui d’un pensum entrepris à contrecœur, a fait un chef-d’œuvre.
   Dans l’été de 1846, alors que désespéré par la mort de son père et de sa sœur, il demandait à Pradier de fixer dans le marbre les traits des deux êtres perdus, il rencontra chez le sculpteur la poétesse Louise Colet que ses intimes - ils étaient nombreux, quelques-uns étaient illustres : Victor Cousin, Musset - nommaient "la Muse". Elle était belle. Il était triste, et beau lui aussi. Il lui plut. Elle fit des efforts pour le consoler.
   Leur liaison dura sept ou huit ans, traversée d’orages, de brouilles, de réconciliations. Il ne consentait à quitter pour elle Madame Bovary qu’à intervalles trop longs au gré de l’impatiente. Il avait beau écrire pour elle des articles destinés aux journaux de mode dont elle était la collaboratrice, elle voulait autre chose, et les conseils littéraires qu’il lui prodiguait ne lui suffisaient point, non plus que les longues lettres admirables où il était question d’esthétique tout autant que de tendresse. Nous lui devons de l’indulgence : Louise Colet nous a valu un chef-d’œuvre involontaire et spontané, les lettres qui nous disent les efforts surhumains dont fut payée la réussite de Madame Bovary.

"Madame Bovary, c’est moi"

On sait que Flaubert, à qui l’interrogeait sur l’origine de son roman, répondait : "Madame Bovary ?, C’est moi..." Boutade si l’on veut, mais vérité profonde. On a beaucoup disputé sur les lieux véritables de l’action. Le point de départ est bien probablement l’histoire de Delamare et de sa femme. Il y entre pour beaucoup celle des soucis d’argent, qui, de chute en chute, mènent Emma au suicide, les confidences de Madma Pradier, femme du sculpteur, qui elle aussi connut la misère après quelques années de dissipations.
   Mais c’est bien loin d’être l’essentiel. Ce qui compte, ce qui fait la valeur du livre, c’est ce qui vient de Flaubert lui-même, de son expérience de la vie, de sa connaissance divinatoire et si précise des mystères de l’âme féminine. Il a écrit à Louise Colet un soir de tristesse : "A cette heure, ma pauvre Bovary souffre et pleure dans cent villages de France."
   Elle y souffre et pleurera en tous lieux du monde tant qu’il y aura de la détresse morale dans les âmes et des larmes pour la pleurer. Les modes, les usages, les mœurs évoluent, se transforment, la triste faculté de se croire ce que l’on n’est pas, ce que l’on ne peut être ce que le philosophe Jules de Gaultier a précisément appelé le « bovarysme » - existait avant que Flaubert n’en donnât dans son héroïne une image triste comme la vie, et existera demain comme hier pour causer le malheur irrémédiable des victimes de cette illusion.
  Et ce qui demeure aussi, c’est la fidélité des descriptions, des paysages et des sites, saisis dans leurs traits immuables : le panorama de Rouen, découvert de la côte de Neufchâtel ; le cours de la Seine, les fermes normandes au printemps. Deux guerres ont passé, entraînant les pires dévastations. Le livre reste vrai, actuel pour le décor comme pour les états d’âme.
   La publication dans la Revue de Paris, commencée en octobre 1856, alarma l’autorité. La Revue déplaisait au pouvoir à cause de son libéralisme. Niant la leçon de morale qu’est cette dure histoire, on prit prétexte d’une immoralité de surface en négligeant son fond, sa sincérité. Et Flaubert alla s’asseoir sur les bancs de la sixième chambre correctionnelle.
   Un réquisitoire tendancieux du substitut Pinard n’empêcha point la belle plaidoirie de maître Sénard d’amener l’acquittement, le 7 février 1857. En avril, le roman paraissait chez Michel Lévy.
   Flaubert demeurait meurtri. Ennemi de toute réclame, professant que le public n’a rien à connaître de la vie privé de l’artiste, il avait été livré tout vif à la curiosité des badauds, et une suspicion demeurait attachée à son nom, en dépit de l’acquittement. Il songea sérieusement à ne plus rien publier. Et puis, il chercha un refuge, une fois encore, dans le travail. Mais il choisit un sujet historique qui dans le temps et dans l’espace le mènerait bien loin de ses contemporains.
   Une page de l’Histoire romaine de Michelet sur Carthage demeurait, toute vivante, en sa mémoire. Il lut tout ce qui pouvait évoquer une civilisation dont rien ne subsistait depuis que Scipion avait rasé la ville de Didon, l’antique Byrsa. Et il rêva : d'une civilisation faite de souvenirs emportés de son voyage sur le Nil, des deux nuits passées dans la maison d’une aimée d’Esneh, ville réservée par le gouvernement égyptien aux femmes galantes, Ruchiouk-Hânem, la "petite princesse" vue dans L’Éducation non comme une courtisane mais comme la femme idéale, par le héros. Et puis, toujours, il rêva d’une image venue sur ce fond, en surimpression, comme on dirait aujourd’hui, et ramenant encore Élisa, il conçoit Salammbô, fille d’Hamilcar.  

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Felouques à Esneh

l’Éducation sentimentale

   Les faits historiques qui serviront de cadre à l’action sont dans Polybe, historien fidèle, qui eut en mains les documents authentiques. Flaubert les lui a empruntés. Mais il comprend au bout de quelques mois de tâtonnements qu’il ne fera rien de bon s’il ne va puiser au pays même la vérité éternelle des paysages, de la lumière, de l’âme aussi de l’Afrique, toutes ces choses immuables, qui survivent aux civilisations abolies. Et en effet, au retour, la tâche est un peu plus aisée, mais bien lourde quand même car les difficultés de style deviennent plus embarrassantes à chaque scène pour varier le ton, et parvenu à la moitié de son manuscrit, il se demande s’il va renoncer.
   Tout est vrai cependant, de ce qui pouvait être pris à l’histoire.
   Salammbô est publié en novembre 1862. Le succès est considérable, et la fille d’Hamilcar paraît dans les revues de fin d’année ; des polémiques s’engagent. Flaubert répond victorieusement à l’archéologue Frœner, homme grave qui a lu trop légèrement l’œuvre d’un romancier mieux que personne renseigné sur les mœurs puniques.
   Et le tumulte apaisé, Flaubert se remet au travail. L’Éducation sentimentale sort de ses rêveries devant ses notes, devant les images d’Élisa Schlésinger, son cher "fantôme de Trouville", sa "vieille et chère tendresse" - comme il lui écrira quand elle sera libre trop tard, ce qui valait mieux, car il est des souvenirs de rêves que la réalité aurait probablement tués. Le livre devait porter pour titre "les Ratés". Flaubert y renonça et fit bien : il est tout autre chose de plus douloureux : l’histoire d’une génération qui se bouche les yeux pour ne rien voir et que la défaite de 1870 va durement ramener à la réalité.
   Sous l’aventure sentimentale de Frédéric et de Marie, sous la peinture d’un milieu d’artistes et de bohèmes dont Arnoux est le centre, c’est un tableau de la vie politique et sociale de la France pendant le règne du Roi-Citoyen et la Deuxième République que l’on trouve, c’est en un seul roman presque toute la matière de la Comédie humaine, et c’est d’une telle fidélité à l’histoire que Georges Sorel, le sociologue, auteur des Réflexions sur la violence, a pu dire que "tout historien désireux de connaître l’époque qui précéda le coup d’État ne peut négliger L’Éducation sentimentale".
   Du point de vue de la technique, le roman n’est pas moins réussi : il a la mobilité de la vie, il éclaire d’une même lumière vraie les milieux les plus différents, clubs politiques, ateliers d’artistes, salons aristocratiques, boudoirs de filles, réunions hippiques, scènes d’émeute… C’est partout la même sûreté de coup d’œil, la même justesse des nuances. Et des paysages comme ceux de la forêt de Fontainebleau où Frédéric vient tenter d’oublier sa peine avec Rosanette – comme le héros de Novembre, tout à l’heure sont parmi les belles réussites du réalisme : ici Flaubert fait songer à Courbet.

la marée de bêtise…

   Publiée à la veille de la guerre, L’Éducation sentimentale n’eut qu’un très médiocre succès. On jugea le livre confus ; on ne le compris pas. D’ailleurs c’est un de ces romans qui ne livrent leur séduction triste qu’aux esprits mûrs, aux êtres qui ont souffert et acquis l’expérience de la vie.
   Flaubert avait, aux dîners Magny, rencontré Georges Sand, et s’était lié d’une amitié délicate avec la dame de Nohant. Elle essaya de lui faire entendre qu’il devrait dans ses livres faire la part moins large à l’expression de son pessimisme, songer que le romancier peut consoler et non désoler.             A suivre

René Dumesnil

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