29/05/2021
"Passantes", de Philippe Mikriammos, éditions Fourbis, coll. Prose & Prose, 15 octobre 1990, 80 pages, 59 F
Ève, voici. Menue, toute de blanc. Grands yeux graves, curiosité un tantinet taquine, enjouement bridé par le sérieux, les malencontreux aléas de l'existence.
Ève, donc. Et que se passe-t-il (quand quelque chose se passe) ? L'on rencontre quelqu'un : quelque chose retient. De cet être, quelque chose en soi est retenu. L'on n'a pourtant rien dit de particulier. L'on a dit que du banal, mais ce banal (qui, auprès de tout autre, vous enfoncerait davantage encore dans votre banalité) est ainsi entendu qu'il vous marque spécialement aux oreilles de cet auditeur, cette auditrice-ci. Cet être est attentif à quelque chose. C'est comme si, en vous écoutant, il souriait intérieurement, quoique sa face reste de marbre. Mais il y a cette attention qui est éveillée. Cette intonation, la vôtre, elle ne l'oublie pas.
Puis vous n'entendez plus parler d'elle. Cela vous sort de l'esprit. Vous avez pourtant su qu'elle avait confié à une amie commune que quelque chose, enfin, ce garçon, pas... un petit quelque chose, oui, oui. Mais entre-temps, ce pourrait être tout à fait comme si elle avait cessé d'exister. Puis elle revient dans votre esprit. Un jour, son tour vient. Vous vous rappelez cette menue, toute en blanc : ah oui... Trois ans déjà.
Se revoir. Eh bien, on se revoit, bien sûr. Justement, il y a ce nouveau spectacle de danse moderne ; tu aimes la danse contemporaine, non, bon, on y va. "Les Ménines". Merveilleux. C'est une révélation. Un expressionnisme hyperdramatisé qui représente l'un des pôles stylistiques qui vous a toujours attiré. Elle a beaucoup aimé aussi. Il faut dire qu'elle manipule des marionnettes. Elle a des projets, des textes à déchiffrer. Avec votre aide ? Pourquoi pas ? Vous pourriez peut-être travailler ensemble. C'est une idée. On va se voir.
Que se passe-t-il alors ? L'on sort pour aller dîner, un endroit assez misérable dans une rue désertée. Mais cela ne va pas du tout. S'aperçoit-on que, de tout ce que, à part soi, on avait cru réglé, rien ne l'avait été ? L'autre n'était qu'une hypothèse. Sous le pont de chemin de fer, en revenant vers chez elle, elle me confie que [ici, n'importe quoi, un secret], mais elle ne veut recourir à personne, elle s'en sortira toute seule avec son inflexible volonté. Que lui dis-je ? Lui dis-je que ? Les paroles que je prononce ensuite ne conviennent pas, on ne peut plus inadaptées sans doute. Montre-moi la paume de ta main, fait-elle soudain, comme pour reprendre son souffle, ne sachant plus que dire, ou exprimant déjà la fin de non-recevoir. Elle masse la paume, en vérité, plus qu'elle ne cherche à y lire quoi que ce soit. Une grande passion, ou rien du tout. C'est toi qui le dis. La situation est trop compliquée. Avant, je lui avais offert un recueil d'Alvaro de Campos, ce qui lui fit plaisir. - De la bénéfique influence, sur la culture générale, des amours impossibles : petit traité.
Deux ans plus tard, Santiago Sempéré a repris ses "Ménines" dans un autre théâtre. J'espérais revoir Ève : elle n'apparut pas. Le style du chorégraphe était encore plus beau, intangible comme un tableau, je veux dire : comme si ce spectacle était vraiment une toile peinte. Ah, quand la belle Doatea est au centre de la scène, près du bord, et danse seule, sa tête penche en avant et une frange légère de ses cheveux soyeux tombe devant son front, et l'on ne sait si ce n'est pas la mèche d'une Japonaise, tel un fin rideau de toile arachnéenne, dans un geste hiératique, avec toute la solennité impassible et calme du drame intense, qui descend devant ses yeux bouleversants.
Philippe Mikriammos
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28/05/2021
"Naviguer à vue", de Nuno Júdice, traduit par Béatrice Bonneville-Humann & Yves Humann, éd. de Corlevour, 2017, 80 pages, 15 €
Une théorie de la réalité
Tout comme le peintre exécute, avec la minutie d'un
archiviste de formes les tracés d'un corps
qui va remplir la toile, je cherche aussi
avec la même exactitude à retracer les formes
et les gestes qui sont restés de toi. Je pourrais
commencer par le visage, avec les cheveux attachés,
les laisser libres et descendre jusqu'aux
paupières qui s'ouvrent afin que tes
yeux apparaissent à la lumière du matin. Ensuite, je suis
la ligne de la narine jusqu'aux lèvres, et lève
ton menton afin de dégager le cou. Là,
je continue vers les épaules que la chemise de nuit
ne cache pas complètement, tout comme
la naissance des seins qui se devinent où commence
l'échancrure. Ainsi, ton buste demeure entier,
bien qu'il ne soit ni de marbre ni de bronze
mais de chair, et ce que je désirais était
que les mots te fassent naître de
l'intérieur de leur matière abstraite, de laquelle
seuls quelques airs de musique ou bien des
sentiments confèrent une impression de
réalité. Peut-être m'aurais-tu demandé, si
tu étais ici, entre les vers et les césures,
pourquoi j'ai besoin de poser la réalité dans le poème,
quand il suffit qu'elle fasse partie de ma vie. Mais
le visiteur du musée en passant
par le tableau où la figure féminine
le regarde, peut aussi se tromper, pensant que
cette figure est seulement une somme de couleurs
et de lignes, alors qu'elle est la femme que le peintre
a vue, devant lui, et qui était si vivante
pour lui, au terme de son travail, comme toi,
dans ce poème que j'ai dessiné à ton image.
Nuno Júdice
Nota bene : Un des grands noms de la poésie contemporaine portugaise, boudé par la grande édition pour d'obscurs motifs (que je tente de cerner plus en détail dans mon Journal, qui restera inédit jusqu'à...). Le monde de l'édition est traversé de "mystères" qui n'en sont pas, en fait. Pour calmer le jeu, on fera comme si.
Rappelons que des poèmes inédits en français de Nuno Júdice ont été traduits en janvier 2018 dans Diérèse 72 (page 14 à 33) par Béatrice Bonneville-Humann et Yves Humann. Amitiés partagées, Daniel Martinez
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27/05/2021
"Jours comptés", de Peter Huchel, traduction de Maryse Jacob et Arnaud Villani, éd. La Feugraie, 6/6/2011, 136 pages, 16 €
Dauphins
Surveillant le large
dans le soleil blanc
je les vois quitter d'un bond
la pesanteur salée
de l'eau -
Les dauphins,
mes frères intimes,
emportent le message
vers Byzance.
Crépitement de l'air,
comme si des brandons de paille
volaient dans les buissons de tamaris.
C'est là que je veux demeurer
et dénombrer sur le versant
du défilé gris-de-loup,
les fines pierres
dressées,
usées du crissement des grillons,
pierres des morts,
brûlées aux ciels de midi.
Delphine
Meerwärts spähend
bei weifler Sonne
ich seh sie springen
aus der salzigen
Schwere des Wassers -
Delphine,
meine heimlichen Brüder,
tragen die Botschaft
nach Byzanz.
Es knistert dir Luft,
als flöge feuriges Stroh
durch Tamariskenbüsche.
Hier will ich bleiben
und zählen am Hang,
wolfgraue Schlucht,
die schmalen hohen
Steine,
schartig vom Grillengewetz,
die Steine der Toten,
von Mittagshimmeln geschwärzt.
Peter Huchel
(1903-1981)
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