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14/05/2021

"Dafné et les rêves", de Gonzalo Torrente Ballester, traduit par Claude Bleton, Actes Sud, février 1998, 427 pages, 158 F

Dans un patelin perdu de Galice on connaît un tailleur qui mesure à l'estime, avec une imprécision millimétrique, le métrage de tissu nécessaire à la doublure d'une veste : "Un peu plus d'un demi-mètre à peine...", dit-il, d'un air euclidien. Torrente Ballester (1910-1999) s'inspire de cet artisan infaillible : "En réalité, tout ce qui concerne les Torres Mochas est plutôt douteux, pour ne pas dire franchement incertain, et en dehors de la certitude, il n'y a qu'indétermination, domaine vers lequel se dirigent plus ou moins nos pas." Avec cette phrase ondulante de Dafné et les rêves, l'auteur nous introduit dans la maison de son enfance, à Ferrol, où il vécut avec sa grand-mère, ses parents et une horde de tantes et de cousines. Ces personnages - rationnels, sceptiques pour les uns, lunaires, maîtres d'un monde où ils s'enfermaient à la recherche des grands secrets, pour les autres - s'occupaient, chacun à sa manière, de leurs affaires, de leurs rêves et de leurs soucis. Au milieu d'eux s'ouvre à la vie Gonzalito, le petit Gonzalo.
La soixantaine passée, lorsqu'il écrit ce livre, Torrente Ballester revit son enfance. Il nous installe dans une sphère où la réalité est insaisissable, tant elle est changeante, selon que la parole provient de sa cousine Obdulia ou de sa tante Dafné. Obdulia avait une présence réelle, sa voix était la vivacité même. En contrepoint, la voix de Dafné s'écoulait avec la lenteur d'un fleuve, comme si Dafné elle-même n'était qu'un souvenir ; ou, moins encore, le prénom d'une aïeule que l'on oublie peu à peu. En fait, les deux femmes n'avaient qu'un souci : étoffer l'imagination vide de l'enfant, lui donner quelques racines auxquelles se raccrocher afin qu'il ne débarque pas dans ce monde, comme on dit, à l'improviste. Tout se passe comme si Dafné n'avait pas de corps et n'était finalement qu'une forme faite d'ombres et de rien d'autre. Le soir, pourtant, l'enfant perçoit les légers frôlements d'une tunique sur la pierre d'une rambarde ou à l'angle d'un meuble. C'est Dafné qui s'approche ? Sort-elle sa flûte en argent ? La porte-t-elle à ses lèvres ? La mélodie, digne des hiérarchies des anges, le cloue au sol jusqu'au crépuscule...
Gonzalito aurait pu rester pour toujours dans cette sorte de nuage, d'incertitude ou de songe. Mais voilà qu'il surprend des conversations dont le sens lui échappe. Et tout bascule lorsque Obdulia annonce aux quatre vents que la tante Dafné avait, dans son lit, promis à Gonzalito l'éternité. Dafné doit s'en aller le lendemain de bonne heure par le premier train, vers le côté de la vie qui n'est pas éclairé pour nous. Dès lors, l'existence de Torrente Ballester n'est qu'une recherche sans fin de son Eurydice.
Dans le deuxième chapitre, nous voici dans la facette pure et dure, cristalline, de la réalité. Dès sa quatrième année, l'enfant réussit à lire les titres des journaux. Il apprend ainsi la mort de Jaurès ; découvre le personnage effrayant qu'était pour lui Guillaume II, autrement dit le kaiser, nanti de moustaches gominées et d'un bras mort ; s'inquiète, avec son père, du destin de la France, quand la Grosse Bertha bombarde Paris...
Adolescent, il se rase pour la première fois. Dans la glace apparaissent alors les visages de sa mère et de son père. D'eux, il reçut ce qu'il devient, le bon comme le pire. Sa mère aurait voulu faire de lui un grand artiste lyrique. Peine perdue... Son père préférait le voir amiral. Mais Gonzalito clignait des yeux : de futures lunettes l'excluaient d'un avenir maritime ou guerrier. Adeptes de l'astrologie, nous serions tentés d'attribuer à l'influence des astres la destinée de Torrente Ballester. Il était en effet dans le ventre de sa mère - raconte-t-il -, l'année où passa la comète de Halley et mourut Léon Tolstoï : voilà la place qui l'attendait dans la constellation littéraire ! C'est le narrateur qui le pense lorsqu'il découvre qu'un jour de la Saint-Antoine, un 13 juillet, comme le jour de sa propre venue au monde, dans une maison des hauts de Lisbonne naissait Fernando Pessoa. Doit-il à cette ascendance le fait qu'il se raconte de mille façons différentes dans chaque roman, en particulier dans Filomeno malgré moi ou Je ne suis pas moi, évidemment (non encore traduit en français) ? Quoi qu'il en soit, qui veut connaître la vie de Torrente Ballester et la genèse de son œuvre, doit lire Dafné et les rêves.
Reste la traduction. Torrente Ballester n'écrit pas en galicien. Néanmoins, le galicien est la langue que parlaient ses parents avec le curé du village, avec les domestiques, les paysans, les vagabonds... et, sans doute, avec Obdulia et Dafné ! Bien souvent, d'ailleurs, Torrente Ballester introduit dans le texte des mots galiciens, comme pour dire aux Castillans : "Je m'autorise des mots en galicien et je me permets de penser que vous les comprendrez." Précisons ici que parler les langues vernaculaires en Espagne a été fort mal vu, pendant des siècles. Torrente prend peut-être là une petite revanche.
L'ironie, l'humour, le sarcasme, toujours exempts d'un militantisme nationaliste, sont les caractéristiques de son style. Et c'est bien cela que Claude Bleton, son traducteur, cherche à restituer en priorité. D'autre part, bien qu'il n'écrive pas en galicien, Torrente se plaît à expliquer qu'il transpose en castillan les phrases qu'il conçoit à l'origine en galicien, avec le vocabulaire et la syntaxe de cette dernière langue. Cela donne une écriture inimitable, faite de structures castillanes insolites, un peu comme Juan Marsé, qui écrira, lui, le castillan avec un pochoir catalan.
Claude Bleton a donc dû inscrire en italiques les mots galiciens éparpillés tout au long du récit. Quelquefois, il utilise des vocables insolites, dénichés dans le lexique provençal ou une autre langue régionale ; des mots qui brillent et désarçonnent le lecteur français à coups de boutoirs discrets, comme les "gallicianismes" surprennent les lecteurs du texte original espagnol. Enfin, et ce n'est pas son moindre mérite, Claude Bleton a soigné la belle musique du texte, ce que Torrente Ballester appelle "les harmoniques".

Ramon Chao

13/05/2021

"Trois poèmes secrets", de Georges Séféris, traduction d'Yves Bonnefoy, éditions Mercure de France, 16 octobre 1987, 94 pages, 60 F

Le papier blanc, miroir implacable
restitue seulement ce que tu étais.


Le papier blanc parle avec ta voix
ta propre voix
non pas celle qui te plaît ;
ta musique est la vie
celle que tu as gaspillée.
Tu peux la regagner si tu le veux
si tu te fixes sur cette chose indifférente
qui te jette en arrière
à ton point de départ.


Tu as voyagé, tu as vu
beaucoup de lunes, beaucoup de soleils.
Tu as touché morts et vivants
tu as ressenti la douleur de l'adolescent
et le gémissement de la femme,
l'amertume de la verte enfance -
tout ce que tu as ressenti s'écroule
si tu ne fais pas confiance à l'espace blanc.
Peut-être y trouveras-tu ce que tu croyais perdu,
l'éclosion de la jeunesse
                 le juste naufrage des ans.


Ta vie est ce que tu as donné,
ce vide est ce que tu as donné
le papier blanc.


Georges Séféris

18:06 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

"L'Embrasure", de Jacques Dupin, éditions Gallimard, 26 septembre 1969, 128 pages

Expérience sans mesure, excédante, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscitent. Et ce n'est pas pour qu'elle triomphe mais pour qu'elle s'abîme avec lui, avant de consommer un divorce fécond, que le poète marche à sa perte entière, d'un pied sûr. Sa chute, il n'a pas le pouvoir de se l'approprier, aucun droit de la revendiquer et d'en tirer bénéfice. Ce n'est qu'accident de route, à chaque répétition s'aggravant. Le poète n'est pas un homme moins minuscule, moins indigent et moins absurde que les autres hommes. Mais sa violence, sa faiblesse et son incohérence ont pouvoir de s'inverser dans l'opération poétique et, par un retournement fondamental, qui le consume sans le grandir, de renouveler le pacte fragile qui maintient l'homme ouvert dans sa division, et lui rend le monde habitable.

 

Tu ne m'échapperas pas, dit le livre. Tu m'ouvres et me refermes, et tu te crois dehors, mais tu es incapable de sortir car il n'y a pas de dedans. Tu es d'autant moins libre de t'échapper que le piège est ouvert. Est l'ouverture même. Ce piège, ou cet autre, ou le suivant. Ou cette absence de piège, qui fonctionne plus insidieusement encore, à ton chevet, pour t'empêcher de fuir.
Absorbé par ta lecture, traversé par la foudre blanche qui descend d'un nuage de signes comme pour en sanctionner le manque de réalité, tu es condamné à errer entre les lignes, à ne respirer que ta propre odeur, labyrinthique. La tempête à son paroxysme, seule, met à nu le rocher, que ta peur ou ton avidité convoitent, sa brisante simplicité, comme un écueil aperçu trop tard. N'est vivant ici, capable de sang, que ce qui nous égare et nous lie, cette distance froide, neutre, écartelante, jamais mortelle, même si tu m'accordes parfois d'y voir crouler la lumière, et s'efforcer le vent
.

 

Soustraite à la respiration de ce qu'elle avait imaginé jusqu'ici refléter, argent d'un bracelet terni par la lune et que purifiait au matin le passage d'une autre haleine, cette silhouette désormais, à chaque instant comme redessinée par son ombre dansante, s'apprête à sortir du jardin par une porte dérobée. Un bras levé devant les yeux, la paume ouverte contre le dehors effrayant, son geste fait scintiller la ligne des montagnes au-delà de la cime des arbres.
Non, plus jamais le pourquoi des étincelles, mais leur macération, la nuit, dans une forêt d'arbres bas et de mots voltigeant autour de fruits inconnaissables. Je suis cassé par le cri d'un oiseau. Soulevé avec la première goutte d'eau qui débordera de la jarre. Mais la moitié du corps engagée dans le mouvement des labours.


Jacques Dupin

08:49 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)