22/05/2021
"C'est la vie", de Gil Jouanard, éditions Verdier, janvier 1997, 112 pages, 80 F
Loin de se séparer de la réalité par quelque essence distinctive, qui en spécifierait la nature, la poésie s'inscrit absolument dans le réel, dont elle n'est que le mode d'expression langagier, la dimension la plus précieuse. Elle ne saurait du reste constituer en soi une fin ; elle est plutôt le meilleur chemin d'accès à la pensée, celui empruntant la voie affective et mémoriale, celui favorisant l'ambivalence et révélant la complexité de tout acte mental et la complémentarité analogique de l'ensemble des dispositions sensorielles. Elle ne dépend ni de la "sensibilité", ni de l'humaine pulsion lyrique : elle les inclut, les manifeste, sans jamais s'en contenter. Qui veut appréhender la diversité et l'unité conjointes du monde n'a véritablement d'autre recours. La philosophie, qui vise à capter le réseau des questions actionnant l'"être au monde", sera toujours subsidiaire et parcellaire. La poésie, qui a tout à voir avec la beauté, vassalise tout naturellement cette activité de la seule raison. Qui veut connaître doit se livrer d'abord à cette pratique euphorisante - et en cela héréditairement dionysiaque - de la célébration méditative. Le poète n'est rien d'autre qu'un bon conducteur de cette énergie logée dans les mots depuis l'origine du parler.
L'avion vers Nantes, ce 20 avril 1994.
Gil Jouanard
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21/05/2021
"Le Testament du printemps", de Jean-Claude Masson, éditions Gallimard, 9/4/1991, 96 pages, 88 F
La ville comme nous ne tenait pas en place,
la ville et ses troubles promesses : rues, parcs,
impasses, avenues ; l'inconnu nous prenait sous son aile,
les salles obscures, leur débauche de lumières,
les globes aveuglants des grandes terrasses,
le ruissellement doré des boulevards
onctueux sous la pluie, quand brasillent les bars.
La ville, fille de la nuit, nous sauvait
de la perdition par ennui. Un lacis
de venelles à la croisée des fleuves nous dressait
son rempart. Notre reflet grandissait dans les vitrines,
mais nos yeux brillaient d'une autre convoitise,
pure, intacte, absolue. Immobiles dans l'heure creuse,
les chalands de midi vendangeaient notre rêve
qui s'accoudait au bastingage de la Meuse,
l'enjôleuse, oui, mais la sourde, la muette,
comme indifférente à tant de terres traversées,
fertilisées sans trop savoir pourquoi,
pour oublier sa longue fatigue, tuer
le temps comme sur sa rive les pêcheurs captivés :
la Meuse ensorceleuse parce qu'elle s'en va.
Jean-Claude Masson
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Deux poèmes, en regard d'une œuvre de Marc Bergère
Dessin sur Canson noir de Marc Bergère
1.
Souffle de l'ombre parures de la nuit
au fond du miroir le corps abstrait de l'arbre
file les maux du monde en volutes convergentes
langues-de-cerf de l'autre côté du temps
avant que ne s'animent dans des allures de miracle
le feuillage dormant l'échine des vignes bleues
comme si dans le dit bref la cendre du petit matin
pouvait voler à la pesanteur les lignes du réel
2.
Avec le chant de l'aube
dans l'ombre du prunus noir
s'égrène
une voix familière
elle traverse nuitamment
le récit des astres
et cherche
une issue
dans ce flux de syllabes
incantées
distraites
de l'émeraude et du rubis
tandis que les doigts fouillent
l'écho des figures
enlevées à l'histoire
et s'en remettent
à la froide puissance
de ce rien absolu
Qui en détient la clé
depuis l'autre contrée
celle de la poésie même
ou de ses abeilles butineuses
emportées
jusqu'au soleil juste
qui file leur ouvrage
Daniel Martinez
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