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30/06/2021

"Le tableau d'avancement", par Henri Thomas, éditions Fata Morgana, 6 octobre 1983, 72 pages

J'ai vu Georges Perros hier après-midi. Un visage intact, mais un peu gonflé, rougi, un peu figé. Toute l'expression est dans les yeux, une présence accrue et une grande détresse. Il écrit, sur l'ardoise, qu'il a cru étouffer le matin. Il respire bruyamment, difficilement. Je lui trouve les joues violettes comme à Brice Parrain mourant. Il écrit sur un cahier qui est à sa portée : "Dur la nuit, peur d'étouffer".
Il reprend le cahier un instant plus tard : "Je suis une société idéale pour les chats".
Avant l'opération, des jeunes filles charmantes sont venues me voir. On a "blagué". Je lui demande : "Des jeunes filles de chez Gallimard ?". Il fait un geste me montrant que c'étaient des jeunes filles qui avaient été opérées.
L'opération a duré trois heures. Lorand Gaspar, venu de Tunis où il est chirurgien, y a assisté. "Il paraît que ça a été parfait", écrit Georges sur le cahier. Je lui demande s'il a des nouvelles de Bretagne. Il écrit : "Vent de 140 kilomètres heure". Puis : "Je ne vais plus porter que des cols roulés pour cacher la canule". Je dis : "Ça ne te change pas beaucoup", il ajoute : "Ou des lavallières".

Georges me marque sur l'ardoise que Marcel Arland est venu le voir l'autre matin, et qu'il a fondu en larmes au seuil de la chambre. Je lui raconte que lorsque j'ai dit à Arland une parole de Jacqueline mourante : "C'est toi, c'est vraiment toi ?" il a pris sa tête dans ses mains et s'est enfui en gémissant. C'était au Tertre.
Comme les arbres étaient beaux ! Le vent dans leurs cimes, la vie étrange, souffles, rayons, fraîcheur... Rien d'humain ou tout humain ? Et une semaine plus tard, c'était le grand tilleul dans la cour de l'Hôtel-Dieu de Rennes, devant la fenêtre de la chambre où Jacqueline mourait. Elle aimait les arbres, le vent de la fin d'été dans les arbres.

J'ai emporté un petit poème écrit par Georges :

     J'étais oiseau sur basse branche
     Mais on m'a coupé le sifflet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

     J'avais parole à tout le monde
     L'aurais-je passé mon oral
     Voilà que le mutisme abonde
            Mon caporal.

     Plus qu'à moitié ma langue est morte
     M'en reste-t-il de quoi froisser
     Doucement la harpe ? Une porte
            N'a plus de clé.

* * *

La langage de l'amitié est moins suspect que celui de l'amour. Il n'est pas le moyen d'une possession. Est-ce pour cela qu'il n'existe pas de poèmes de l'amitié ?


Henri Thomas

09:58 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

28/06/2021

"Précisions sur les vagues", de Marie Darrieussecq, édtions P.O.L, février 1999, 16 pages

Est-ce la mer qui arrive sur la côte ? Ou la côte qui arrive sur la mer ? Est-ce la terre qui interrompt la masse de l'eau, ou l'eau qui limite la terre ? Je me tiens devant la mer, la mer de chez moi, celle qui touche la côte basque et me sert de repère pour regarder les autres mers. En face il y a l'Amérique, mais d'abord, à quelques milles à peine, de très profondes fosses, une fracture, un mur jusqu'au fond de l'eau. Au Nord, il y a la forêt. Au Sud, la frontière de l'Espagne. A l'Est, la masse du continent. A l'Ouest tout est bleu. Le regard est happé par ce bleu qui ouvre la géographie d'angle. C'est à cause de ce coin peut-être, un angle droit, qu'il y a autant de vagues ; à cause du mur des fosses aussi, qui brise l'eau dans la profondeur. C'est une mer en forme de dièdre.
Les vagues ici sont des rouleaux. La plage descend doucement. L'eau se tient nettement au-dessus et s'effondre pour pouvoir toucher terre, pour faire la jointure : sinon l'espace béerait. Le vide au cœur du rouleau, celui que les surfeurs nomment : le tube, est cet espace béant qui resterait ouvert si la mer ne touchait pas terre. Le tube marque la place éphémère du vide, avant la fermeture, avec fracas, de la matière. C'est une mise en ordre en spirale, comme à l'intérieur de certains moteurs tubulaires est gravée une hélicoïde empêchant la mèche de dévier, la vis de glisser hors de l'écrou, le piston de riper ; la vague de cette côte contient géométriquement le vide, elle l'organise, elle l'admet dans le sens imposé d'une rotation. L'air qui s'engouffre émet un claquement, une secousse d'implosion, la spirale se ferme pour s'ouvrir par derrière : dans ce balancement se réenclenche la mécanique admettant, une infime fraction de temps, un phénomène ailleurs banni par la nature. J'ai cru un court moment d'enfance que toutes les côtes, tous les endroits du monde où la mer et la terre se touchent, donnaient à voir ce mouvement, ce désordre et cet ordre affrontés, ces éclats de vide en permanence dans la matière. Mais il n'existe que peu de spots dans le monde (Biarritz, Hawaï, Brisbane, Ad Akhl'youn). Les surfeurs appellent spots ces endroits du monde où le vide se manifeste en tubes d'eau ; où l'absence de la matière est visible dans la mer, par la forme en creux que celle-ci adopte. Les spots sont littéralement des taches à la surface du monde, des trous, des absences, où se constate le jeu de la charnière. Ailleurs, la ligne ininterrompue contenant les terres tend plutôt à colmater la rimaye, à colmater la grève et l'eau en suivant le trait.

Les côtes Est, pour la plupart pliées en arc, fermées en poches, ou faisant face à d'autres côtes, ont ainsi un double système de colmatage (golfe de Mannar, golfe de Campêche, mer de Sulu, crête des Mascareignes, atoll de Banks) : il s'agit du lagon, qui arrête le déferlement de l'eau, d'abord par une barrière de corail (de granit, de grès entaillé, d'algues intriquées ou pétrifiées), puis définitivement par la plage : l'eau s'étale, turquoise en général, surmontée, du côté de la barrière, par des rouleaux sur quelques rangs, et bordée, du côté de la rive, par la bande parallèle mais plus basse du sable, d'où l'on aperçoit l'écume surplombante.


Marie Darrieussecq

19:53 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

26/06/2021

"Les chemins de la gloire"

En répondant au très élogieux et très bel article qu'Honoré de Balzac avait consacré dans la Revue parisienne à la Chartreuse de Parme, Stendhal écrivait, de Civita-Vecchia, le 30 octobre 1840 à son généreux critique : "Je pensais n'être pas lu avant 1880, j'avais renvoyé à cette époque lointaine les jouissances de l'"imprimé". Quelque ravaudeur littéraire, me disais-je, fera la découverte des ouvrages dont vous exagérez si étrangement le mérite [...] Tous les coquins politiques ayant un ton déclamatoire et éloquent, l'on en sera rassasié en 1880."

Le plus étonnant dans cette prophétie ironique et faussement modeste, c'est qu'elle se révélera exacte. Ce n'est qu'en 1883 que Paul Bourget publiera le premier volume de ses Essais de psychologie contemporaine dans lesquels il célèbrera la modernité du génie de Stendhal et lui assurera une seconde carrière durable jusqu'à nous. Lui-même, le pauvre Bourget, qui avait une certaine surface dans le pré carré des lettres, avec le Disciple, notamment, tombera par la suite dans un oubli sans fond, dont on ne sait quelle âme charitable pourrait le sortir. La morale et le pompeux avaient coulé son œuvre de son vivant, et Thibaudet pouvait écrire déjà que sa forme et sa substance romanesques appartenaient au passé. Rien ne sert de mourir tard pour durer, mieux vaut comme Stendhal s'éclipser tôt, légèrement méconnu. On a tout l'avenir devant soi.

Il n'y a pas que les écrivains pour penser à la postérité, même s'ils en sont très préoccupés, au point de nommer "immortels" les quarante académiciens, avec une hâte qui relève de la conjuration du mauvais sort. Bien humaine au demeurant. Tous les créateurs y pensent, à la durée de leur œuvre, à l'outre-tombe. Sans parler des politiques, puisqu'il n'y a pas de grand monarque qui ne laisse derrière lui de grands travaux. Mais la gloire, la postérité sont capricieuses, imprévisibles. Les romans de Diderot, par exemple, furent publiés après sa mort et en allemand. C'est le cas de Jacques le Fataliste et celui du Neveu de Rameau que l'on ne connaît que dans la traduction française de la traduction allemande qu'en avait faite Goethe. Tel autre philosophe eut une chance plus fragile encore puisqu'on ne retrouva ses manuscrits qu'in extremis, dans les mains d'un marchand ambulant qui enveloppait des marrons chauds avec les grandes pages. Insouciance ou malchance, les deux illustres défunts ont frôlé sinon l'oubli, du moins une auréole plus étroite.

Parfois la gloire vous attrape par un autre bout que celui qu'on avait prévu. Voltaire misait beaucoup sur ses grandes tragédies, Zaïre, Adélaïde du Guesclin, pour traverser le temps. On ne les joue plus, on ne les lit plus. En revanche, les contes, Zadig, Candide et les autres, brillent du même éclat et ne sont pas près d'être démodés. 

Mais le plus grand danger qui menace une œuvre, un nom, après la destruction bien sûr, ce qui fut le cas de grands musées incendiés ou bombardés, c'est le changement du goût général. On a ignoré jusqu'au nom de Vermeer pendant des siècles. Mort en 1675, il est véritablement ressuscité en 1866 par l'historien français Etienne Thoré. François Villon passe par un purgatoire de trois siècles avant de reprendre du service, de figurer dans les manuels scolaires. Shakespeare, en France du moins, dut attendre le romantisme, Hugo et Stendhal, pour voir le bout du long tunnel où il errait, trop fantaisiste, trop inclassable, trop mêlé. William Shakespeare lui-même dans un tunnel, cela devrait réconforter plus d'un auteur mal-aimé.

En peinture aussi le goût a considérablement varié, défait des positions illustres et promu les inconnus d'avant. La vraie gloire du Greco date du milieu du XIXe siècle qui, dans sa seconde moitié, va revoir à la hausse ou à la baisse beaucoup d'œuvres. C'est vers cette période que l'on sort de l'ombre des artistes considérés comme secondaires. Au nom du réalisme, l'essayiste Chamfleury réhabilite les trois frères Le Nain, Antoine, Louis et Mathieu, peintres des paysans. Un peu plus tard, à partir de 1900, c'est Georges de la Tour que l'on exhume, qui attendait paisiblement dans son cimetière de Lunéville depuis 1652. Le cas le plus évident est sans doute celui de Van Gogh. Quand il meurt en 1890, il a peint dix ans seulement et vendu un seul tableau. Il n'a jamais eu une exposition véritable, pour lui seul. Celle-ci ne viendra que dix ans plus tard, en 1901. 
Aujourd'hui, il fait la fierté des plus grands musées et bat à peu près tous les records d'enchères. En revanche, combien de peintres anciens ou récents sont passés à la trappe ? Qui lit Anatole France, Romain Rolland ? Et pour combien de temps ? Qui d'entre les vivants lira-t-on dans cent ans ? Finalement, il est assez réconfortant de ne pas le savoir.

Dans les années 90, on a redécouvert la musique baroque, grâce aux écrivains Philippe Beaussant et Pascal Quignard. Et grâce au cinéaste Alain Corneau, Marin Marais (1656-1728) aura pu aborder les rives escarpées de la liste des belles ventes de CD, un support qu'il n'aurait pu imaginer. En peinture, c'est le maniérisme qui a eu ces temps derniers le vent en poupe, et l'on en est venu à s'intéresser à Pontormo qui mourut à Florence en 1557, on a même réédité son Journal (mars 2008, ndlr), lui dont la "côte" avait tant baissé qu'au XVIIIe siècle on n'avait pas hésité à effacer les vastes fresques de San-Lorenzo auxquelles il avait travaillé dix ans. Comme quoi, on ne sait jamais. Selon le mot d'Andy Warhol, chacun de nous sera célèbre un quart d'heure dans sa vie. Et, avec de la chance, peut-être un peu plus par la suite.

Michel Braudeau