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04/06/2021

"Des aveugles", par Hervé Guibert, éditions Gallimard, avril 1985, 144 pages

L'Institut était le lieu d'une inéluctable circulation : les élèves aveugles devenaient des professeurs aveugles, les fainéants devenaient des garçons de salle, les paresseuses atterrissaient aux cantines. On faisait des plaisanteries sur la topographie de l'établissement, la plupart des aveugles y restaient toute leur vie et commentaient avec ironie le passage du monde enfantin au monde adulte par la simple traversée d'un couloir. Les petits caillaient dans les bâtiments du nord, et leurs os étaient déjà humides quand ils arrivaient dans le sud des adultes. L'aile des enfants était appelée le Pôle Nord, et celle des adultes les Tropiques. On ne rejoignait le monde des voyants qu'à la toute fin de sa vie, et rares étaient ceux qui arrivaient au grand âge, car l'Institut rejetait ses vieillards, ils étaient placés dans des hospices communs. On redoutait beaucoup, parmi les aveugles, cette intrusion tardive dans le monde des voyants, qu'on appelait, sinistrement, le Paradis.

Josette, contrairement à Robert, avait tout de suite accroché à la musique, spécialement aux cordes. Après l'enseignement primaire de solfège et d'harmonie, on l'avait orientée vers le violon. Elle avait un don évident, mais trop particulier pour qu'on la pousse dans cette voie : par exemple elle n'aimait pas tenir un archet, qui lui donnait la chair de poule, elle voyait un tibia limé dans lequel on avait inséré les cheveux d'une femme malade, mais elle pouvait toucher des cordes, et seulement les caresser ou les pincer, pendant des heures, sans s'ennuyer ; la musique qu'elle en extrayait, qui n'était pas sans monotonie pour les autres, la captivait. Elle demanda un jour : je voudrais un violon qui soit grand comme un corps, et peut-être plus grand encore. On lui apporta une contrebasse, mais elle en trouva le timbre trop fruste, trop mâle. Elle se mit à imaginer, puis à dessiner un instrument qui représentait pour elle, en matière de cordes, l'idéal : une sorte de monstre, comme creusé dans le poitrail d'une baleine, et entre les deux arcs duquel se trouvaient prisonnières tant de cordes, d'épaisseurs et de longueurs différentes, qu'on ne pouvait même pas les dénombrer, ou les dénommer, mais sur lesquelles on pouvait improviser, par une simple caresse des ongles, une infinité de mélodies. Le rêve de Josette fut gravé sur feutrine par un appareil à dessin. Mais quand le professeur de musique identifia sa création, il dit qu'un tel instrument n'était pas un mirage, qu'il existait, ou à peu près, qu'il s'en trouvait même un, sans doute abîmé, dans les caves, abandonné depuis trois générations, mais qu'on pourrait certainement confier à l'accordeur. La harpe était enveloppée d'une grande bâche de cette soie rose dont étaient aussi faites les housses de piano, sa marqueterie avait conservé ses dorures et peu de cordes, entre ses grosses chevilles nacrées, étaient rompues ou distendues. On confia l'animal à Josette, on le lui donna presque, comme si on abandonnait à une simplette un instrument archaïque et encombrant dont il fallait se débarrasser, tout en se donnant la bonne conscience de l'entretenir, au cas où, on ne pouvait jamais savoir si une mode quelconque ne pouvait redonner une préciosité à une telle aberration. On détacha même, pour la protéger des rats, un des placards du deuxième sous-sol, parmi les réserves d'eau gazeuse et de produits d'entretien, et on en fit faire une clef que Josette porta d'abord sur sa poitrine, attachée à une cordelette, puis qu'elle rangea, lorsqu'elle emménagea avec Robert, dans le seul tiroir de l'armoire. Ensemble ils constituèrent un petit ensemble lugubre, ils jouèrent ces morceaux pour harpe et scie qu'avaient composés, disaient-ils, Schumann et Smetana, mais qui étaient de pures fantaisies. On les invitait, dans les écoles maternelles, pour les après-midi de fête, et on leur donna la permission, à l'Institut, de jouer une fois par an, dans la grande salle de l'orgue. C'était toujours un de ces jours les plus creux de l'été et rares étaient ceux qui n'oubliaient pas le jour ou l'heure du concert.


Hervé Guibert

02:51 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

02/06/2021

"Portée d'un regard"

Les rayons de l'astre
éclairent à peine la chambre
tu respires muet
devant l'if
tout en majesté
figeant le mouvant empire
de la nuit
et le vert sombre des buissons
où plonger d'aventure
dans
l'ombre de l'ombre
          à contre-pente

prêt à voir en elle
se détacher
l'arabesque de deux allées
où lèvre à lèvre
le grand large a défait
          l'autre fond de soi
Ainsi fourmille
l'exquise nostalgie
des épaules de la terre
          se font jour
d'anciennes décennies
nos noms revenus de voyages incertains
et qui taisent ce qu'à cette heure
nous sommes

          échappés
du proche été
de
jasmins en cytises
traversés du regard

comme l'autre nom de la vie


Daniel Martinez

"Théâtres et théorèmes", de Marc Le Bot, éditions Fata Morgana, 14 juin 1996, 96 pages, 600 exemplaires

XV

LE TEMPS QUI PASSE


L'instant est la sensation qu'on a soustraite au temps. Son temps d'arrêt en est la négation.
Le risque de cette arrogance est votre regard fixe : qu'il ne vous fasse un paysage chaotique ou désert.

Monotonie des crissements d'insectes : musique intemporelle, sons séparés des cordes de l'instrument.

Les branches noires des arbres, dans l'hiver, nouent et dénouent le blanc du ciel.
Plus tard, suspendues la tête en bas, les chauves-souris veillent entre deux règnes animaux.

Tandis que nous nous taisons et parce qu'il fait nuit, la mer continue de tourner ses pages, mais elles sont noires.

Odeur de pomme acide : la chaleur de l'été meurt à nouveau en engluant mes doigts de sa salive.

Nous sommes plus anciens quand le ciel est plein de son sel gris.

Le sol est toujours en avance sur nos pas. Celui qui se retourne à l'improviste se voit lui-même immobile.

Des grumeaux de bois noir demeurent parmi les cendres froides. Le spectacle du rien ne sera pas accompli : le feu n'achève pas son ouvrage.

Du temps jeté sur du temps et une faim qui ne sera pas nourrie.

Le temps qui détruit tout se détruit lui-même dans l'oubli.

Les jours meurent plus vite que je ne meurs. Je garde un temps d'avance sur le temps.

L'éternité serait un temps sans durée. La pensée de l'éternité est un renoncement au désir de durer.

Héraclite : le temps est un enfant qui joue. Euripide : le destin de l'homme est enfant du temps.

Le battement des horloges oublie les défaillances du temps.

Le temps coule et sèche en croûtes comme le sang à la peau arrachée des genoux.

A l'origine du temps, il y aurait eu un temps nul, un non-temps, un avant-temps. Mais comment penser en terme de temps ce qui ne relèverait pas de la pensée du temps ?

L'errant est celui qui sait qu'on ne marche pas sur son ombre.

Le maintenant pousse ta porte et te voici nulle part.

Robe jetée sur les coussins de la chambre : ici-même, l'oubli.

Le temps estompe le lointain : la nuit tombe.

J'ai marché de juin à septembre dans l'espoir d'atteindre la mer. Je suis revenu avant la première neige.

Des grattements d'insectes égrènent le temps.

Rien d'autre, presque rien d'autre que des rythmes : les rafales du vent, le battement d'une porte qui dérobe une silhouette, une lame de peau entre jupe et chemise.
Et la machinerie des mots battant l'air.

L'écho et le contre-jour viennent à nous par des chemins inverses.

Certains oiseaux sont plus grands que le vent.

Il n'y eut pas de saisons intermédiaires : seulement des étés solaires et des hivers blancs.

Le vent souffla. Il se fit de grandes turbulences. Je cite pour mémoire le berger, la pierre souillée d'excréments et près de la source, sur le sol bleu et sous le reposoir des mouches, la charogne du renard.

Les heures s'embrouillent. Le temps est tremblé.

Longtemps, nous n'avons pas de passé. Un premier chagrin met le temps en marche. On commence d'attendre le retour de ce qui ne reviendra pas, dont on ignorera toujours ce que ça pourrait être.
Le temps, ce serait ça.


Marc Le Bot

04:58 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)