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07/11/2020

Editorial du numéro 65 de "Diérèse" : Alain Fabre-Catalan

iLa voix de la traduction

                    Das Gedicht denkt an die Begegnung.
                    Le poème pense à la rencontre.
                    Paul Celan

Un lieu commun présente la traduction de la poésie comme une tâche impossible. Au lieu de craindre que la poésie ne se perde dans le passage périlleux d’une langue à une autre, ne vaudrait-il pas mieux considérer que cet enjeu inhérent à la tâche de traduire est le point d’appui nécessaire à une entreprise qui vise, au même titre que l’écriture de la poésie, à rendre à la parole son intensité et sa présence ? Il importe en effet que le désir de traduire se nourrisse du souci de la poésie, comme un encouragement à être poète, une manière de vivre mot après mot la remontée d’une mémoire qui s’éveille au plus près de l’œuvre pour renaître dans la dimension sonore d’une autre langue.

Traduire dans la forêt non plus seulement des signes, mais des sons et des sens, c’est entrer dans la différence des langues et de leurs harmoniques si dissemblables avec le désir de reconstituer en quelque sorte l’oracle et d’interpréter ses paroles. L’intensité de cette expérience fait de celui qui s’y engage un proche de l’auteur qu’il a choisi de suivre sur les chemins de l’écriture afin que dans le texte traduit continue de résonner, avec les accents d’une langue autre, la voix singulière du poète.

Lire de la poésie, c’est toujours d’une certaine façon commencer à traduire ce qui d’abord se donne dans l’immédiat de l’écoute du son, du rythme et de la voix qui monte dans la parole du poème. Comme un dialogue qui s’instaure alors s’ouvre à un certain moment tout ce qu’il y a d’avenir dans cet échange voué à la présence poétique qui passe d’une langue à l’autre. Pour que traducteur et auteur marchent sur le même chemin, il y faut de l’admiration et le désir de faire revivre le poème, instant par instant, afin de dégager un lieu où se retrouver dans la parole d’un autre. Tel est l’horizon espéré de ce voyage au long cours où le risque permanent est de faire fausse route.

Que nous dit la traduction, sinon que la poésie se doit d’être un chemin qui outrepasse les frontières afin de reconnaître les multiples séjours de la parole du poème. Elle est le dévoilement d’une vérité qui ne se réduit pas à la seule signification des mots et elle nous rappelle qu’il s’agit bien là d’un acte d’écriture né de la rencontre de deux voix. Ainsi traduire la poésie, c’est véritablement l’écrire et faire sienne la musique des mots qui va naître cette fois au sein de sa propre langue, au sens d’une partition dont il faut régler les accords. C’est aussi permettre que les mots, quelle que soit la langue considérée, finissent par être délivrés de leur lourde tâche de signifier pour que le poème puisse faire entendre sa parole, et que le rythme qu’on y aura perçu soit au diapason du sens qui se donne à vivre.

Le traducteur porté par sa passion pour une œuvre dont il aime la présence investie dans des mots qui pourtant ne sont pas les siens, manifeste sa fascination pour cet autre qu’il n’est pas mais qu’il cherche à rejoindre dans ce passage vers la traduction, ce lieu d’un entretien incessant qui s’offre comme autant de marques de l’hospitalité dans le creuset des langues. Avec le geste du traducteur, la poésie travaille à réinventer les frontières entre soi et l’étranger, cherchant à rapprocher les langues de manière à ce que le feu de l’une éclaire les ombres de l’autre, franchissant ainsi ce seuil où la lumière qui vient se trouve prolongée par d’autres lumières. Ce dialogue né entre l’ici et l’ailleurs constitue l’horizon toujours recommencé de la parole poétique et devient le lieu de reconnaissance des poésies du monde dont la traduction ne cherche pas à faire disparaître les différences mais à être l’expression même de cette différence.

Le poème dans sa traduction s’annonce telle une voix qu’il faut accueillir à l’intérieur d’un nouvel espace où le son et le sens se mêlent et se recomposent différemment avec la tonalité et l’unité d’une parole retrouvée qui, à mesure, reprend vie. Entre soi et l’autre, un chemin s’est ouvert qui nous fait signe dans un jeu de regards où se loge l’échange de ce qui n’est encore qu’une promesse, le don d’un avenir, comme cette « poignée de main » à laquelle Paul Celan identifiait le poème.


Alain Fabre-Catalan
Mai 2015