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01/09/2021

Éditorial de "Diérèse" 30 (été-automne 2005), 250 pages

Arrêts sur image


Dans un monde fait d'épaisseurs superposées, où nous manquons de prises, c'est au poème, toujours et encore, d'explorer de l'intérieur ce que le Temps détruit à mesure, dans un mouvement brownien. Il ne s'agit pas là de constructions mentales, mais de l'attirance qu'éprouve le poète pour cautériser cette blessure qui nous rattache au monde, pour approcher ce qui dans l'ordinaire se dérobe à notre attention, captivée qu'elle est par les faux-semblants, les lieux communs de tous ordres, les bruitages continuels d'une époque littéralement collée au réel et victime de ses propres chausse-trappes.
   Le lieu du poème touche aux infinies possibilités d'une mise en lumière de ce qui nous rattache à nous-mêmes, si écartés que nous en soyons, inconscients ou conscients du fait. Effet retour d'un Désir qui vise d'abord - plus qu'à une réinvention du réel - à renouer donc avec la totalité de l'être (sang et sentiments, esprit et chair confondus). Certes, mais la poésie n'a pas de but immédiat, pas d'autre visée que de préparer le terrain au surgissement d'un inconnu qui n'est que l'avers du connu, dans le "simple" souci d'écarter du regard ce qui le tient captif, de chasser de la pensée ses scories. Démarche essentielle, à mon sens.
   Dans l'opération de tri que nous faisons des images utiles, aptes à être retranscrites, il y a bien au départ transfert d'un corps, celui du scripteur, dans des corps étrangers qui deviennent alors sa réalité, métamorphosée. Par les mots qui doublent le monde, l'auteur se singularise dans une relation rivale. La parole poétique use de cette approche intuitive et tâtonnante : chrysalide éveillée, échappée du discours ambiant, d'une carence médiatique qui ne date pas d'hier, ce qui ne l'excuse pas.
   Désensorceler sa liberté de celle mise en avant par le corps social souligne certaine responsabilité de l'auteur, dans une attitude qui n'est pas pour autant réflexive, mais de partage, dans un mouvement de quête qui embrasse dans le même temps une reconquête, une dimension confisquée. C'est à travers celle-là même que l’œil s'exerce à voir : une recherche jamais assouvie, qui fait par exemple que les mêmes thèmes repris au long de l'histoire littéraire sont exploités (comme on le dirait d'une carrière) de mille différentes manières, sans jamais pouvoir "toucher le fond".
   La poésie, on l'a souvent dit mais pourquoi ne pas le rappeler ici, trouve son origine dans le pacte qu'ont scellé les hommes pour qu'existe, au-delà de la violence des rapports originels (peut-être plus actuels qu'on ne veut bien se l'avouer), et se perpétuent des liens qui ne soient pas de rivalité, ni de force. Sans que l'irénisme ne la résume cependant. Si la quête d'une harmonie s'inscrit bien dans la démarche poétique, qui regarde soulignons-le, nature et culture - au contraire de tout manichéisme qui voudrait en faire deux opposés, alors même que ces deux notions sont complémentaires - au final, s'écarter de la volupté de la langue n'est pas chose aisée. On a fait longuement leur procès aux lyriques, au lyrisme en général, peut-être par le trop d'importance accordé aux mots, qui ne sont et ne font pas tout. Mais comment composer sans leur donner leur plein éclat et sans pour autant sombrer dans un sentimentalisme béat ?...
   Maurice Chappaz écrivait : "Je ne puis me faire à l'intellectualisme, à la littérature toujours dite de recherche", ce qui lui valut d'être rejeté ou proprement ignoré par certains. Non, la poésie n'est pas un refuge pour initiés ! Avant que d'entrer en résonance avec le lecteur, l'écriture est en premier lieu un condensé de vie, un rejet des forces de mort. Et ce condensé de vie, s'il passe pour le scripteur par une zone obscure à lui-même, atteint également des zones obscures chez l'autre. Plus riche est la langue, plus les voies d'accès sont multiples, voire, pour le meilleur, inépuisables.
   ... Voilà huit ans qu'a été lancé Diérèse, dont le titre a interrogé plus d'un, par sa polysémie. De fait, ce vocable n'a que peu à voir avec la prosodie classique, mais fait plutôt appel à la césure au sens grec du terme. Césure avec des pratiques qui ôteraient à la poésie la transparence du double : son mystère et son "étrange foudre" ; avec un élitisme déguisé ou pas, un cheminement autocentré ; avec une poésie in vitro plutôt qu'in vivo. Une diérèse dans cette optique, oui : en attente de synérèse, il va sans dire.
   En manière de conclusion, il reste à remercier les auteurs et plasticiens qui continuent de participer - au fil des années, par l'envoi de leurs textes, dessins ou peintures - à la bonne santé de Diérèse, et sans lesquels la revue n'existerait pas. Qu'il me soit permis de qualifier ici ce lien d'authentiquement poétique.


Daniel Martinez

26/03/2021

Salah Stétié, in Diérèse 30, été-automne 2005, 250 pages (textes d'Alain Suied, Richard Rognet, Salah Stétié, Werner Lambersy...)

Qui verra vivra


La poésie n'est pas un tapis volant. Elle a affaire avec la terre, avec le tuf. C'est là sa vérité, cette boue de l'être et de l'homme, et c'est à partir de cette boue-là qu'il faut à la poésie, cheminant, apprendre à inventer, à réinventer la transparence. Certains, dont je suis, ont besoin de cette transparence comme d'une fenêtre ouverte, pour respirer.

La langue française qui m'est si chère, à moi qui suis d'origine arabe, enraciné en Méditerranée sombre, a des pouvoirs inouïs de transparence. "Donner un sens plus pur aux mots", c'est aussi ajouter à la lumière. Non pas la lumière de l'intelligence seulement, mais celle aussi du puits obscur où l'on jette une torche - pour voir. "Qui verra vivra", dit la langue française, notre langue, dont je sais que, malgré les menaces qui l'assiègent, elle est faite pour vivre, liberté et poésie mêlées.

 

Les doigts


Je salue chacun de mes doigts.
Je salue chacun de mes doigts avec leurs ongles.
La main. Le bras.
Le bras comme un sarment arraché et l'autre bras aussi, le serment de leurs mains devant le serrement du cœur.
Les pieds aussi et leurs orteils. Les jambes.
La sève en elles vers un fouillis de violettes, ce lieu du songe.
Le ventre avec les intestins. L'estomac, le foie, les poumons.
Les autoroutes du cou. Le nez. Les yeux. Les dents.
La bouche avec sa voix. L'oreille comme une coquille.
L'éponge imbibée de tous les fonds marins, il suffit de presser un peu et ce sont pensées et images. Douleurs. Feux. Souvenirs.
Je regarde chacun de mes doigts et tous ceux-là, mes amis de toujours, ils veulent s'en aller, disent-ils, chacun seul, comme à la fin d'un colloque interminable.


Salah Stétié

Ndlr : ces textes n'ont pas été repris en livre.