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10/07/2021

"Corps seul" de Rabah Belamri, éditions Gallimard, 3 février 1998, 72 pages, 78 F

Lorsqu'une œuvre est gagnée tout entière par la poésie, comme celle de Rabah Belamri, on ne s'étonne pas que le secret de l'atelier du romancier ait réservé des poèmes, ciselés, impeccables, éblouissants dans leur simplicité rigoureuse. Arraché tragiquement à la vie et à son travail en cours, à l'âge de quarante-neuf ans, l'écrivain algérien laissait des poèmes et un roman inachevé, dont la première partie constituait cependant un tout cohérent et bouleversant : Chronique du temps de l'innocence (1), où, à travers le destin de Badr, un enfant qui découvre la malveillance des adultes et leur candeur, mais connaît aussi l'émerveillement du rêve, du désir, de l'amour, le romancier entendait décrire les fondements et les bouleversements de la culture et du peuple algérien.
Ce début de roman était en même temps une reconstruction imaginaire qui nourrissait depuis toujours l'écriture d'un poète. L'enfance n'a jamais quitté celui qui ne devait pas voir le monde adulte. Comme il le raconta dans Regard blessé, Rabah Belamri perdit la vue à l'âge de seize ans, dans les derniers feux de la Guerre d'Algérie. Préservant miraculeusement ses facultés d'enchantement, il devait, tout au long de sa création, approfondir ses recherches anthropologiques sur sa culture, son pays, son village, sa famille, les siens.
Comme tous les grands écrivains, 
Rabah Belamri avait compris que, pour être authentique et universel, il n'avait pas besoin de sentences péremptoires, de théories définitives, d'axiomes : il lui suffisait, et la tâche est déjà immense, de tenter de comprendre son environnement immédiat, d'en dénoncer les faiblesses et d'en souligner les richesses. Son village de Petite Kabylie allait être une source constante d'inspiration jusqu'au cœur de Paris où il vivait depuis les années soixante-quinze. Les contes, les proverbes, les poèmes s'entrelaçaient et tissaient, dans ses récits subtils, une sorte de deuxième intrigue, une trame onirique qui accompagnait toujours les événements de la veille. L'œuvre de Rabah Belamri est, de ce fait, sous son apparente simplicité, son extrême dépouillement et sa limpidité si élégante, d'une grande complexité littéraire, sensuelle, politique.
Sa poésie, qui a la grâce et la légèreté des dictons, des paroles de sybille, des mots de sage, a toutefois de nombreuses références plus ou moins affichées. Il consacra beaucoup de temps et d'énergie à l'œuvre de Jean Sénac, qui incontestablement lui servit de guide (2). Jean Sénac lui-même fut parrainé par René Char. Et l'on peut, jusque dans les titres, tracer une ligne qui unit les trois poètes. La Parole en archipel de Char devait inspirer Mémoire en archipel, les récits d'enfance que
Rabah publia en 1990 (3). De même, on peut entendre l'écho d'Avant-corps et d'A-corpoème de Sénac dans Corps seul. "On n'enfonce pas son pied dans la source / Pour paraître l'égal de l'amandier." Ce bref poème pourrait être un proverbe algérien recueilli par Rabah Belamri. C'est pourtant un distique de René Char (4). L'amandier, si présent dans les livres et les souvenirs de Rabah Belamri : l'olivier, l'ombre, la brûlure, la soif, la pierre, le figuier, le puits, le soleil, toujours le soleil proche de la mort. Ses poèmes jouent avec ces mots qui régulièrement reviennent. Mais ce ne sont pas de simples tableaux qu'il dessine. Comme il l'écrivait dans un précédent recueil "chaque page est une blessure / la plume dépose une aurore" (5). Et ici : "Est-ce des pétales ou des épines qui tombent sur la page ?"
Inlassable réflexion sur la force des mots, sur leur épuisement aussi, sur la frustration qu'ils suscitent et la puissance qu'ils accordent, la poésie est surtout, chez lui, une prière sans dieu, une méditation devant ce qu'il appelle "la pierre d'innocence", ailleurs "la pierre d'absence" ou encore "la mémoire des pierres", "la chair de pierre", "la pierre d'équilibre", "la pierre noire / aux arômes qui brûlent"...
Comment ne pas être attentif à la récurrence obsédante du thème du regard, des yeux, des paupières, de la pupille, de la vision, de l'éblouissement, de l'ombre, du miroir, de l'effacement et de la nuit ? Mais aussi à la hantise de l'angoisse, de la blessure, de l'errance, de la soif ? Soif tantôt brûlante et destructrice, tantôt ardente et fertile. Le chant est souvent cruel, incisif et, soudain, rassurant, comme une douce sagesse : "il n'y a pas de bonnes porte / seulement des hasards de voyage / et des éclats de mémoire".
La sobriété recherchée, mais assez naturelle de l'écrivain lui laissait, le plus souvent, éviter les formules dites "poétiques". Quand une formule naît, elle ne saurait être gratuite : elle est immédiatement intégrée à une vision. Il n'y a pas de trouvaille exclusivement formelle. Les "terrasses du sommeil", la "prière d'eau", "le berceau de laurier", la "neige des mots", "l'arbre de l'oubli" : loin d'être des expressions rhétoriques, ce sont de véritables incantations, la signature d'une inspiration.
Rabah Belamri était un conteur. Sa narration romanesque s'en est toujours agréablement ressentie. Ses poèmes en portent également la marque. Le poème dédié à Jean Sénac est une sorte d'apologue, un combat amoureux antre le poète et l'ange "sous l'arche / où venaient dormir les mots". L'ange consent au poète une goutte de salive. Etonnante figuration érotique du dialogue intérieur d'un écrivain et du rêve qui l'habite.


René de Ceccatty


___________

(1) Gallimard, "Haute enfance", 1996.
(2) Jean Sénac, entre désir et douleur, Office des publications universitaires, Alger, 1989.
(3) Hatier. Repris chez Gallimard, 1994.
(4) En trente-trois morceaux et autres poèmes, Gallimard, 1956, repris dans la collection "Poésie/Gallimard", 1997.
(5) L'olivier boit son ombre, Edisud, 1989.

 

Rabah Belamri est né le 11 octobre 1946 à Bougaâ (Sétif) en Algérie, il meurt le 28 septembre 1995 à Paris. Il avait acquis la nationalité française. Son œuvre est constituée de romans parus chez Gallimard (Regard blessé, L'Asile de pierre, Femmes sans visage), de récits d'enfance, de poèmes. Conteur, anthropologue et essayiste, il a accompagné son expérience d'écrivain de toute une activité d'animation dans les écoles et les bibliothèques, soucieux de faire connaître et aimer la culture kabyle.

26/05/2020

Un texte inédit de René Char

Préambule au "Soleil des eaux"

Le Soleil des eaux, "spectacle pour une toile des pêcheurs", date de 1946 et fut créé en 1948 par la Radiodiffusion française, avec une musique de Pierre Boulez. Ce préambule, jusqu'ici inédit, fut rédigé par René Char en 1967 en perspective d'une représentation télévisée de l’œuvre. Il en adressa le texte à l'helléniste Pierre Vidal-Naquet (1930-2006) le 18 juin 1975 au terme de discussions et d'échanges de correspondance sur l'Illiade. René Char achevait d'ailleurs sa lettre par cette belle formule : "Homère, dieu pluriel, avait œuvré sans ratures, en amont et en aval à la fois, nous donnant à voir l'entier Pays de l'homme et des dieux."
Ce préambule synthétise de façon frappante les rapports de René Char avec la Grèce et la Provence. Les trois divinités de son "drame initial" y conservent l'accent nietzschéen présent dès le Marteau sans maître, et récurrent dans toute son œuvre. Voici :

L'insistance des grands mythes survivants à se montrer à nous n'a d'égale que notre gêne à les distinguer. En Provence, les figures de la Grèce ancienne sont présentes à fleur de terre. Il advient au poète de les rencontrer et d'en nommer passagèrement les traits. Ainsi retrouve-t-on dans le Soleil des eaux certains des personnages de notre drame initial : le serpent Python (le Dragon, symbole de l'effroi, du poison) (1) que vainquit Apollon adolescent, c'est le Drac pêcheur d'anguilles ; Héphaïstos, le dieu forgeron, le dieu boiteux qui donne à Apollon les flèches avec lesquelles celui-ci tuera Python, c'est l'Armurier, il fournit à Francis (2) les armes de son combat ; Apollon lui-même, le dieu de la jeunesse aux multiples visages est réparti sous les traits de Francis, d'Apollon le lézard et d'autres pêcheurs. Tous gravitent et avancent, chargés de contradictions, de courroux, d'amour et de soif de justice. Les dieux ne dispensent pas les hommes de la révolte, pas plus qu'ils ne limitent, aux diverses époques de la terre, les couleurs de leur destin.

René Char

(1) Le poète avait d'abord écrit : "symbole du Mal originel" ; puis il a corrigé par "symbole de l'effroi".
(2) Personnage principal de la pièce.

A signaler, parmi les réussites bibliophiliques touchant à l’œuvre illustrée du poète, le fac-similé superbe de Quatre fascinants, manuscrit autographe de René Char, enluminé par Victor Brauner (1950), publié par la Fondation de l'Hermitage (16 pages + couverture, 28 francs suisses).

09:13 Publié dans René Char | Lien permanent | Commentaires (0)

24/05/2020

"Le Convalescent", de René Char, mai 1982, Marchant Ducel éditeur, 25 exemplaires sur Népal (imprimés à Kathmandu), 20 pages, avec une peinture tantrique

Vous ne trouverez pas mention de cet éditeur dans les Œuvres complètes du poète dans La Pléiade, ni celle de la date d'édition de ce recueil, vous en avez donc la primeur ! La directrice de publication s'appelait Lucie Ducel (un pseudonyme bien sûr, comme la référence à Marcel Duchamp, vous l'aviez deviné). Elle était serbe ; seule désormais, Lucie habitait au 79 rue du Chemin vert à Paris, œuvrait sans subventions de la puissance publique dont on connaît les partis pris. Son compagnon et elle avaient séjourné avec René Char au Népal et ravie, elle ajoutait : "Voyez-vous la chance que nous avons eue !". Son catalogue était ma foi impressionnant, je me suis déjà confié à vous sur le sujet. Ce prosème de René Char a paru en même temps (et chez le même éditeur) que le Dernier Chant de Milarepa, traduit du tibétain par Lopsang Lama, à 40 exemplaires sur Népal, avec un portrait du poète.

Extrait du "Convalescent" :

Puis je me couvris la tête de mon manteau.
Milarepa


Alentour du poème qui nomme tout silencieusement, on parlerait haut pour ne rien dire dans un langage qui ferait sourire le Temps.


Mes indociles : les cieux cristallins, l'amour ardoisé, se déploieraient entre un soleil réductible et l'agreste nuit non ébruitée.


Comme dans un paysage qui attire le baiser, dans les bras du ravisseur il y a l'imprenable.


Vert meurt, s'appliquait à tracer dans son blason René d'Anjou. Sur le parchemin suivant il écrivait : Tant, le plus lentement qu'il pouvait.


Entre ma flèche haut lancée et l'arc retendu aux trois peu rassurantes étoiles, nul ne serait aveuglé à dessein, ni privé de son cœur, même mourant.

 

René Char