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23/08/2021

Pierre Dhainaut s'entretient avec Jean-Marie Le Sidaner et Robert San Geroteo (1988)

Alors que Diérèse 82 (pages 161 à 175) s'apprête à publier un entretien avec de Pierre Dhainaut avec Isabelle Lévesque, le voici interviewé par Jean-Marie Le Sidaner et Robert San Geroteo, en 1988. A l'époque, Pierre était membre du comité de rédaction du Journal des poètes et du conseil de rédaction de Sud. Ses principales publications, en ces années-là :
Bulletin d'enneigement (Sud), Le poème commencé (Mercure de France), L'âge du temps (Sud), Terre des voix (Rougerie), Page d'écoute (Dominique Bedou), Dans le vacillement prodigue (Rougerie), Fragment d'espace ou de matin (Hautécriture). Un livre d'air et de mémoire (Sud) allait paraître. Complétons avec des essais sur Bernard Noël (Ubacs), Victor Hugo (Editions Encre) et Jean Malrieu (Sud).

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JMS-RST : Relisant tes poèmes j'y discerne une véritable "généalogie du corps". Quelles en furent à tes yeux les étapes décisives ? Et quel(s) corps parlent aujourd'hui tes poèmes ?

Pierre Dhainaut : On ne comprendrait rien à mes poèmes si on ne les situait pas dans le temps : le corps y est sans cesse nommé, il n'en a pas moins sa généalogie. A l'origine, dans Le poème commencé, il s'agissait surtout du corps aimé, sublimé, objet d'un chant, source des métaphores. Cette attitude religieuse, inspirée notamment par le surréalisme, m'a très vite mis mal à l'aise : avec Efface, éveille, sous l'influence d'un spectacle de Rita Renoir, sous l'influence également de Bernard Noël, j'ai détruit cette imagerie masculine et cette mythologie poétique. Les jeux de mots en particulier furent alors chargés de rendre la langue active, car c'était elle, libérée du souci d'exprimer, qui devait, aussi directement que possible, révéler le corps, désirs, angoisses, le faire entendre Au plus bas mot. Mais il y avait là une telle contraction, voire une telle réduction, que je n'ai pu tenir longtemps : toujours les extrêmes, à nouveau j'étouffais en mon corps comme en mes mots. Depuis Terre des voix il me semble avoir découvert une respiration qui me permet d'être plus libre ou pour mieux dire attentif : je ne suis pas seul, souvent je dis nous, je suis présent dans la mesure où l'autre et les autres le sont aussi, et d'abord avec leurs corps dans la jubilation ainsi que dans la souffrance.

JMS-RST : Dans l'essai qu'il te consacre Jean Attali évoque une lecture publique de tes textes. Ta manière de dire tranche avec celle des comédiens qui t'accompagnent. "Pour une fois, la lecture à voix haute révèle le poème au lieu de l'étourdir", écrit-il. Quelle importance accordes-tu à l'oralité dans ton écriture ?

Pierre Dhainaut : Elle est fondamentale. Cette question d'ailleurs m'oblige à compléter la réponse précédente. L'oralité n'est-elle pas l'une des manifestations du corps dans l'écriture ? Pourquoi supposer, comme je l'ai fait naguère, que l'écriture est abstraite, désincarnée, puisque le rythme la porte ? De plus en plus je suis sensible à cette présence du rythme. Lequel ? Il faudrait bien sûr insister. Essentiellement celui du flux et du reflux, de la systole et de la diastole, ou de l'apparition et de la disparition... C'est en partie pour rendre plus évident le passage des souffles dans le vers que j'ai rétabli la ponctuation. Les sonorités comptent aussi beaucoup. J'entends mes poèmes en les écrivant, je les entends devenir peu à peu parole. Sans rien renier de la lecture intérieure, si riche de possibilités, je crois que la lecture à voix haute - ou plutôt, en ce qui me concerne, murmurée - permet d'instaurer un espace de la communication, de la résonance.

JMS-RST : Existe-t-il pour toi des écrits qui portent plus particulièrement en eux ou provoquent chez le lecteur l'inquiétude radicale liée à l'expérience poétique ? A ce propos l'œuvre d'Arthur Rimbaud te semble-t-elle entamer notre présent ?

Pierre Dhainaut : Que serions-nous, écrivains ou non, sans l'inquiétude ? Mais il est vrai que la poésie l'avive, nous met en alerte. Nous interroger sur ce que nous sommes, ce que nous pourrions être, nous interroger sur ce que sont le langage et le silence, ce qu'ils pourraient être, je ne vois pas de différence. Il m'arrive de rencontrer l'accord, l'équilibre, une certaine sérénité parfois, je ne puis cependant m'en contenter, je tiens à ce que cet accord soit fragile. D'un côté, par exemple, le haïku, de l'autre, tout aussi nécessaires, Celan, Bernard Noël et, si proche, Christian Hubin : "Tout ce qui se perd, dit-il dans Personne, est un don inestimable", mais il ajoute : "une petite trappe d'où monte un secret matinal". Et au fond je ne me connais pas d'autre ligne de conduite, quelle que soit mon activité. Sommes-nous loin de Rimbaud ? Je ne le pense pas. Je l'ai toujours lu, mais comment pourrais-je en parler ? Rimbaud nous précède, il nous juge. Peut-être ne faut-il pas, comme lui, brûler les étapes, peut-être faut-il aimer avec plus de patience, mais il est là pour nous montrer notre lourdeur. 

JMS-RST : Tu écris qu'"il y avait chez Jean Malrieu un moraliste sévère accusant les avares qui ne meurent que «de leur propre vie»... " Quel écho peut avoir une telle exigence aujourd'hui ?

Pierre Dhainaut : Peu d'écho, je le crains, tant nous sommes en général fermés ou distraits. Les poètes, en France du moins, ont été fascinés trop longtemps par le seul langage. Mais ils s'avisent aujourd'hui que le mouvement qui les oblige à parler les traverse, les dépasse. Accepter d'être au service du langage, je l'ai appris tardivement, et l'auteur du Plus pauvre héritier m'a aidé, ce n'est pas nous isoler, c'est reconnaître que nous ne sommes rien si nous ne sommes que nous-mêmes. Humble avec les mots, je le suis encore avec le monde. Ne pas retenir et nous ouvrir à ce frémissement du vent parmi les feuilles, à ce visage que marquent les ombres et dont pourtant émane une lumière : écrire, demeurer sur le qui-vive, oui, aimer.

JMS-RST : A quoi la poésie te semble-t-elle nous préparer le mieux à résister ?

Pierre Dhainaut : Résister, est-ce le terme le plus juste ? Nous devons résister à ce que les médias considèrent comme la communication, lorsque le bavardage remplace la parole, le bruit le silence, l'éphémère la durée féconde... Mais l'attaque frontale me paraît maladroite, on risque d'y perdre des forces et de toutes façons le système est si puissant que l'on ne peut rien directement contre lui. La poésie résistera donc en continuant de témoigner secrètement, clandestinement, que la parole ne cesse de nous inventer, qu'elle n'est pas le langage d'un passé révolu, qu'elle est notre présent, dans le rappel de la mort, dans l'approche généreuse de la vie la plus précaire. Qu'importe qu'elle ne soit plus une flamme éblouissante, tant mieux même, elle veille : les chemins se sont effacés, et néanmoins elle les éclaire.

27/07/2021

« De grandes libertés de langage - à propos des "écrits bruts" », de Pierre Dhainaut, éditions à bruit secret, mai 2001, 64 pages, pni, avec un CD joint.

Ce livre est un peu un mystère, puisque je ne le vois pas figurer dans la bibliographie de Pierre Dhainaut. Il est pourtant, à mon sens, d'importance et mériterait que la critique s'y intéresse de plus près. Il s'agit en fait de la publication en livre de la conférence donnée le 12 mai 1997 au Musée d'art moderne de Lille Métropole-Villeneuve d'Ascq, dans le cadre de l'exposition Art Brut, Collection de L'Aracine.
En voici un extrait :

*
"Qui cache son fou meurt sans voix."
Henri Michaux


Bien qu'il soit de bon ton désormais de la marchander, notre dette à l'égard du surréalisme est immense. Il n'a pas, que je sache, contribué à la divulgation des textes des malades mentaux comme il le fit pour leurs dessins ou leurs assemblages, mais Breton très jeune fut alerté par leur comportement. Bien avant d'écrire avec Eluard L'Immaculée Conception qui comporte cinq "essais de simulation" (de la débilité mentale, de la manie aiguë, de la paralysie générale, du délire d'interprétation et de la démence précoce), il avait publié dans une revue, en 1918, un poème qui est resté méconnu, Sujet : il y parle à la place d'un de ces soldats qu'il soigna quand il se trouvait au Centre neuropsychiatrique de Saint-Dizier et qui se croyait le metteur en scène de la guerre. C'était montrer que la connaissance objective est insuffisante et que rien ne vaut l'expérimentation. 
Quant à l'"automatisme psychique pur" qui définit le surréalisme dans le premier Manifeste, certains historiens ont cru que Breton avait emprunté l'expression, sinon la notion, au docteur Janet : quand Janet invoque l'automatisme, il le fait toujours en termes de déficit, il s'agit pour lui de comportements - le somnambulisme, par exemple - qui sont la reproduction dégradée d'une activité antérieure. Tout autre l'écoute de l'inconscient que recommande Breton. S'il emprunte, c'est à Freud. C'est aussi à Théodore Flournoy. Breton nous a appris à prendre en considération l'activité esthétique des médiums. Il avait été envoûté, le mot n'est pas trop fort, par Hélène Smith, la "prodigieuse", qu'il connaissait par l'intermédiaire de l'ouvrage de Flournoy paru en 1900, Des Indes à la planète Mars, "étude", précise le sous-titre, "sur un cas de somnambulisme avec glossolalie". Ce cas mériterait que l'on s'y attarde, je m'en tiendrai à quelques brefs rappels. Hélène Smith, entre autres, inventa tout un roman qui lui permit d'aller sur Mars, de décrire ses paysages ainsi que de parler et de comprendre sa langue. Textes et dessins sont reproduits par Flournoy qui distingue avec soins les différentes formes d'automatisme ayant permis de les obtenir, verbo-auditif, vocal, verbo-visuel, graphique. Breton reprendra cette terminologie. Le martien, aux yeux mêmes de Flournoy, n'est qu'un travestissement du français et son alphabet une imitation de notre système d'écriture, et mieux vaut ne pas insister sur les ingrédients du récit : ce qui est en jeu, c'est le besoin de créer des mots. Ce besoin que dénonçait un Lombroso, Hélène Smith le pousse au paroxysme, par les hallucinations de l'ouïe, par les visions spontanées, par la transe qui guide la main, et du même élan, avec les sons et les significations, elle invente leur graphie. "Néographie", un symptôme encore pour les psychiatres de jadis. Les poètes surréalistes en pratiquant l'automatisme verbo-auditif, le plus riche selon Breton, se contentèrent - à de rares exceptions près - du vocabulaire établi et ne rêvèrent pas de nouveaux alphabets. Ils ne touchèrent pas davantage à la syntaxe. A dessein, parce qu'une autre approche serait nécessaire, je ne dirai rien de celui qui apporta au surréalisme naissant toute sa violence et toute sa lucidité : qu'il me suffise de prononcer le nom d'Artaud.


Pierre Dhainaut

12/06/2021

Un texte rare de Pierre Dhainaut, non repris en livre, première partie

Dunkerque, le 9 novembre 2009


Berlin du mur, Berlin des arbres

pour Jean-Pierre Thomas


Une ville avec des forêts et des lacs... Tout aurait dû me séduire sans réserve. Les circonstances ne l'ont pas permis. Le souvenir que je garde de mon passage en ces lieux est ambigu, fatalement : la merveille, la terreur, l'une ne va pas sans l'autre. Comment ai-je rencontré Berlin ?

Depuis longtemps le train avait ralenti. On nous avait obligés de baisser les stores : en dépit de l'interdiction, nous n'en finissions pas de regarder au-dehors. Vers l'aube la frontière avait été franchie à Magdebourg. Quelques sentinelles en armes patrouillaient sur les quais déserts, de larges banderoles vantant les mérites du socialisme et du travail étaient accrochées sur les toits des wagons à l'arrêt et sur la façade de la gare : nous étions bien en Allemagne de l'Est... Ensuite, à perte de vue, des landes : où le train nous menait-il ?

Que savais-je alors de Berlin ? Les bombardements, les combats de rues, les amas de décombres, je n'étais qu'un enfant à la fin de la guerre, ces images si souvent montrées par les actualités au cinéma me restaient en mémoire, mais durant le long voyage je préférais me rappeler que c'était en cette ville que Hegel enseigna, en cette ville également que Kleist se suicida, Hegel, le compagnon d'études de Hölderlin dont j'emportais comme unique livre de chevet une anthologie bilingue, Kleist dont le Prince de Hombourg avait été interprété par Gérard Philipe, la mort récente du comédien marqua le terme de ma jeunesse. Rien ne me semblait plus nécessaire que l'association comme au temps du romantisme allemand de la philosophie et de la poésie. Dans ces conditions les événements de l'été 1961 paraissaient presque irréels. Le Mur venait d'être construit : à quoi correspondait une ville ainsi divisée, isolée ? Je ne l'imaginais guère, en fait. Autant dire que j'étais prêt à toutes les surprises.

La première, non pas que l'ancienne capitale du Reich soit immense, mais qu'elle soit composée de villes plus petites au-delà desquelles s'étendent des forêts et des lacs. L'automne était superbe, et l'histoire n'avait aucune importance, les arbres accueillaient la lumière, l'épanouissaient. Quand je pense à Berlin, spontanément ce sont ces arbres que je revois, c'est ce que j'aurais aimé avant tout retenir.

Je n'avais pas eu le choix, bien sûr, de la destination. Soldat parmi tous ceux qui faisaient partie des "forces d'occupation", je ne me sentais pas à ma place. J'allais avoir vingt-six ans, je laissais loin de moi une femme, un fils, et l'essor, qu'exprimaient les poèmes où j'avais l'impression de me reconnaître enfin, se brisait. Moi aussi, j'étais isolé, divisé.

La caserne, dans le quartier de Tegel, la zone française, se trouvait au milieu des bois, nous les apercevions à travers les carreaux du petit bâtiment de la compagnie d'instruction à laquelle j'appartenais. Chaque matin, on nous conduisait à Heiligensee. On ne nous parlait pas, on criait des ordres. Les exercices étaient pitoyables, interminables, que nous accomplissions, mais il suffisait d'attendre dans le sable entre les herbes sous les pins pour ne plus éprouver le poids de l'uniforme, du paquetage, du fusil, le soleil vibrait de branche en branche, comme dans toutes les forêts de septembre ou d'octobre. Je guettais la chute d'une feuille, l'envol d'un oiseau, l'apparition d'un écureuil, le tourment déjà reprenait le dessus. C'est à la femme dont j'étais séparé, qui m'avait appris les noms des arbres, nos arbres, que dans mes lettres quotidiennes je dédiais tout ce que je voyais, c'est à mon fils que j'aurais voulu le montrer. Il arrivait que nous restions jusqu'au soir, je me croyais, debout sur les dunes, en contemplant le lac, dans un paysage de Friedrich dont la mélancolie s'accordait à la mienne.

En novembre, nous avons dormi sous la tente. Le lendemain, dès les premiers pas, j'eus la certitude d'être observé, comme envoûté, il me fallut de longues minutes avant de remarquer la présence d'une chouette parfaitement immobile, à peine visible dans la brume. Elle me fixait, je pris soin de ne pas l'effaroucher. Que pouvait-elle penser, me disais-je naïvement, de l'intrus que j'étais, elle qui de toute éternité se tenait là où elle devait être ? Les occasions n'ont pas manqué depuis mon séjour à Berlin, depuis 1961, de constater que l'expérience ne sert à rien, que sont inutiles les discours de paix : chaque fois que le sens se perd, des valeurs communes, que l'emporte la folie de conquérir, je songe à la petite chouette d'Heiligensee, à la leçon qu'elle m'a donnée.


Pierre Dhainaut

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