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12/06/2021

Un texte rare de Pierre Dhainaut, non repris en livre, seconde partie

La leçon de l'Homme au casque d'or la compléta. Un des rares dimanches où nous eûmes la permission de sortir librement, j'en profitai pour me rendre, avec un camarade d'infortune qui connaissait Berlin pour y avoir été étudiant, au Musée des Beaux-Arts installé provisoirement dans le château de Charlottenbourg. De cette visite, je retins surtout le portrait, célèbre à l'époque parce qu'il était attribué à Rembrandt, d'un officier coiffé d'un énorme casque. Qu'importait le motif, puisque la peinture avait métamorphosé ce qui faisait l'orgueil du guerrier : de la matière épaisse, des ténèbres, surgissait une lumière d'or, en effet, comme si dans les pires moments de l'histoire notre vocation demeurait l'espérance. Il nous appartient de la renouveler. C'est ce que confirma peu après la rencontre d'un jeune peintre (son nom m'échappe, il se prénommait Franck) : à l'instant de nous quitter, il m'offrit une de ses lithographies où s'étaient inscrits, à la façon de Franz Kline, noir sur blanc, quelques gestes d'une grande vigueur. Il résidait dans l'enclave de Berlin-Ouest, il défiait les frontières.

Pourtant nous ne tournions pas le dos longtemps à la réalité. De jour, de nuit, les alertes étaient fréquentes, des convois militaires sans cesse parcouraient les avenues, à certains carrefours stationnaient des chars. Nous n'avions pas le droit d'emprunter le métro aérien, il circulait encore, mais du côté occidental à vide. En permanence, une sensation de menace, mais lorsque nous nous trouvions face au Mur, elle se changeait en angoisse aussitôt, et l'angoisse ne nous lâchait plus.

Le Mur, de la chute duquel on commémore ces jours-ci justement le vingtième anniversaire, il y a donc presque un demi-siècle que je l'ai vu, je ne puis l'oublier, il se dresse toujours, tout-puissant. Comme j'étais innocent, trop confiant, avant de le voir ! Des paysages souillés par la guerre, j'avais pu en découvrir dans l'enfance et plus tard, mais je n'étais pas assez lucide, je n'en avais pas mesuré l'horreur. Ici, à travers la ville, autour de la ville, l'horreur était évidente. Elle était le résultat de décisions prises avec froideur, appliquées jusqu'aux extrêmes conséquences, les plus absurdes, inhumaines. L'oubli n'est pas possible, elle m'a définitivement meurtri. Même quand je crois retrouver l'innocence originelle - grâce aux poèmes par exemple -, elle m'obsède. L'élan qui nous soulève dans l'amour, dans la création, est-il si faible qu'il ne puisse entraver le geste des bâtisseurs inlassables de "murs de la honte" ? A la vie qui peut s'ouvrir et s'exalter, que la mort n'effraie pas, ils ajoutent une mort opaque.

"La zone de la mort", c'est ainsi que l'on nommait l'espace qui partage Berlin, et les cadavres furent nombreux, de ceux qui voulaient fuir, les uns fusillés, agonisant parfois, abandonnés, pendant des heures, les autres s'écrasant sur les pavés en se jetant du haut d'un immeuble... Il ne s'agissait pas là, à vrai dire, d'une muraille continue. Des barbelés, des chevaux de frise, des blocs de béton, et à intervalles réguliers des miradors ou des postes de surveillance, on employa tous les procédés pour que la clôture soit efficace. Mais la vision qui me frappa le plus, ce fut celle de ces maisons, portes et fenêtres barricadées, de la Bernauer Strasse. Nous atteignions dans cette rue l'un des cercles de l'enfer. Alors, que devenaient les arbres dans les bois de la Spree, que devenait le tilleul qui est l'un des emblèmes de la ville ?

Mais à Berlin est-il permis d'avoir un regard tranquille ? Ce n'était pas le présent seul qui se révélait tragique. Toutes les ruines n'avaient pas encore disparu, quelquefois volontairement : l'église dite du Souvenir, une tour tronquée, trouée, témoignait de la guerre. D'autres souvenirs hantaient les lieux. Un jour de frais soleil, pour des manœuvres, on nous emmena sur les rives du Wannsee. Je savais que Kleist et sa compagne, Henriette Vogel, en 1811, c'était l'automne aussi, avaient choisi d'y mourir. Mais j'ignorais que c'est à Wannsee que les nazis, lors d'une "conférence" secrète, en 1943, décidèrent l'extermination finale des Juifs. Comment nous abandonner au regard ? Comment ne pas être sur le qui-vive à Berlin plus qu'ailleurs ?

A Berlin plus qu'ailleurs, cependant, prenait sa pleine signification le poème de Hölderlin que je lisais et relisais, "In lieblicher Bläue" (En bleu adorable) : "Tant que dans son cœur / Dure la bienveillance, toujours pure, / L'homme peut avec le Divin se mesurer / Non sans bonheur..." Ces vers, mieux vaudrait les citer dans la langue où ils ont d'abord résonné, que nulle propagande n'est capable de pervertir. C'est "poétiquement", poursuivait Hölderlin, "Qu'habite l'homme sur cette terre".

Sur cette terre, lorsqu'elle est libre. Je retournerai à Berlin.


Pierre Dhainaut

Vous pourrez retrouver ce texte in Diérèse 47 (hiver 2009), pages 149 à 152 (14,50 €).

02/04/2021

Un texte rare de Pierre Dhainaut, non repris en livre, en date du 20/10/1978. Première partie.

Le rien subversif


Si noirs, nos mots ne sont-ils que des ombres ? Ils furent inspirés, c'est de nous seuls à présent qu'ils viennent : qui sommes-nous ?
Hölderlin parmi nous serait plus pauvre encore. Les Immortels demeureraient pour lui, dans leur éloignement même, une vérité dont il ne douta point. Dirait-il maintenant le pain et le vin, le pourrait-il ? Ces mots-là sonnent faux, bientôt que signifieront-ils, et tant d'autres ?
Notre écriture, aucune communauté ne la fonde : qui la réclame, et qui l'accueille ? Les poètes entre eux ne sont pas d'accord. La terre natale ou la terre promise, au moins si nous avions le sentiment, si peu que ce soit, d'appartenir à une langue, à un lieu, par exemple, ou de les conquérir, mais non. Tout se dérobe. Et nous avons dû renoncer à l'espoir, puisque demain répète aujourd'hui (quand il ne l'aggrave pas au nom de ce qui devait le changer). Vide également, le passé : notre tradition, la rupture en permanence.
Quelle est donc notre Grèce ? Derrière ou devant nous, quelle origine ? Où que l'on ait situé l'âge d'or autrefois, un lien subsistait : la nuit, la nuit sacrée. Cette ultime ressource, exprimer le monde idéal, a disparu. Longtemps certes, après Hölderlin, elle s'est maintenue. Vacillante, et peu à peu se réduisant. Tous les recours, Baudelaire irrémédiablement les abandonne, enfance, amour, beauté, pour se tourner vers la mort.
Mais nous ?
Sans projets, sans racines, notre écriture évidemment nous ressemble.
A quoi reconnaît-on un poète en 1978 ? A son refus de la poésie : elle n'a guère échappé au saccage.
Hölderlin le premier dit non à la poésie apprise, apprivoisée. Sans doute elle se contenta souvent de reproduire le discours établi. Divertissement, justification : elle a menti, elle a embelli. Mais le refus chez Hölderlin n'allait point sans la célébration, et par la suite, en même temps qu'ils discréditaient notre langage ou notre réalité, les poètes les plus radicaux gardèrent intacte leur confiance en la poésie, qui restait pour eux le langage et la réalité. Même réduite à sa propre recherche, elle est de trop désormais, trop pure, tandis que l'horreur partout l'emporte : nous n'avons plus le pain et le vin, mais elle s'obstine à nous en montrer une image. Nous ne disions plus la beauté, nous disions la poésie encore. Une transcendance.
La critique est notre règle, nous ne voulons plus être dupes, et cependant nous le restons, je le crains. Cette fois, de la critique. Le poète moderne, un censeur l'habite, et le pire, il l'ignore : il croit se libérer. Notre non est si fort qu'il a tout emporté, les faux dieux, le reste. Ne sommes-nous pas allés de la sorte au-devant de ce que les pouvoirs en général souhaitaient ?
Ils toléraient la poésie jadis, ils l'honoraient, dans les limites étriquées de la rhétorique. En s'émancipant de ses formes anciennes, elle devint leur ennemie. Quel régime l'a laissée en liberté ? Exil, procès, prison, folie, suicide, elle n'a connu depuis Hölderlin que la misère. Où s'est-elle épanouie ne fût-ce qu'un moment ? Elle s'est crue la sœur de la révolution, mais la révolution la fit taire ou bien la contraignit à servir. Elle ne saurait être une activité de spécialistes, elle bouleverse à la fois la langue et la vie, mais quand on ne l'ignore pas c'est pour la réduire à la chose écrite. Elle nous concerne tous sans exception, elle est seulement le privilège de quelques-uns, parfois leur refuge. Je ne crois guère aux vertus des réserves indiennes : on y maintient les rites, on y meurt par asphyxie.

La poésie de nos jours est-elle un sujet d'étonnement ? De dérision plutôt. Non pas aux yeux des autres : à ceux d'abord des poètes. L'écriture, son agonie.
Ne fallait-il pas découvrir les pièges où la poésie facilement se laissait prendre ? Ce mythe de l'innocence ou de l'unité grâce auquel les poètes ont pu vivre en ces temps du manque, ou survivre, angélisme, a-t-on dit, respectant, perpétuant le schéma religieux : poésie, paradis. Le poème avait mission de purifier, il le pouvait, ses mots participaient à l'être et tendaient vers le chant.
La Grèce de Hölderlin n'est point la Grèce, et si nous le lisons, s'il nous attire, nous sommes avant tout sensibles à ce qui brise en lui ce chant. Nos yeux, plus rien ne les voile, aucune image, mais sur quoi s'ouvrent-ils, se ferment-ils ?
C'en est fini des illusions : persisteraient-elles, du moins nous savons à quoi nous en tenir, nous l'affirmons. N'est-ce pas notre ultime illusion ?
La poésie, de Hölderlin jusqu'à Breton, c'est elle qui jugeait, la voici qui passe en jugement. Des sciences (ou de ce que l'on baptise ainsi) la condamnent : sublimation poétique, idéologie poétique, etc. Rien de neuf dans ces accusations, mais quel poète a résisté suffisamment pour ne pas les reprendre à son compte ? Seraient-elles en partie justes, elles n'en sont pas moins accablantes, elles entravent.
Et chanter ? Pourquoi ferions-nous confiance aux mots ? La langue en effet nous trompe, elle nous oblige à dire ce qu'il lui plaît : nous venons après, nous intervenons si peu.
Qui se vantera d'avoir déjoué tous les pièges ? Personne n'échappe à la lèpre, mais la plus corrosive, ne serait-ce pas ce regard exclusivement critique ?
Ruinée, la poésie ? J'allais dire : en ses fondements. Lesquels ? Qui peut répondre ? Toutes les réponses traditionnelles nous semblent caduques : alibis, fantasmes et mensonges... S'agit-il d'une libération ? J'en doute. Au jeu dangereux de la négation, n'avons-nous pas perdu jusqu'à nos dernières forces?
Que se passait-il naguère encore ? Le surréalisme a remplacé le symbolisme, il n'a point tué la poésie, il espérait la rendre, au contraire, à sa vocation : le rêve et l'imagination, les mots qui font l'amour, disait-il. Nous en sourions, quand nous ne nous acharnons pas contre eux.
Contre nous.
Qui renonce à la poésie se mutile. Et qui l'accepte aveuglément s'égare.
Irons-nous plus loin dans le nihilisme ? Est-ce possible ? Impossible en tout cas de revenir en arrière. Serait-ce inéluctablement l'impasse ?
N'aurions-nous pas commis une erreur ? Avec Hölderlin les poètes ont glorifié la poésie ; avec Bataille ils l'ont injuriée. Rimbaud fit les deux. J'évoque en fait mes propres hésitations. J'appartiens à une génération qui n'a point commencé par la révolte, elle hérita. Aux déceptions de ce monde j'ajoutais celles d'un autre monde : telle que je l'avais définie, la poésie me dominait, j'étais sa victime. De toutes les mystiques, la plus éprouvante. J'obéis ensuite au mouvement inverse, obligatoire : j'ai contribué à lui ôter les masques, je montrais sa vanité. Et de la même façon je me suis usé. La louange et le blasphème se ressemblent, nous n'avons pas à leur livrer toutes nos forces. Haut ou bas, quoi qu'il en soit, nous parlons trop de la poésie, nous faisons d'elle un absolu, nous l'isolons. Nous persistons à penser en termes dualistes : elle est pure, elle est impure. Erreur, bien sûr, à peu près générale.

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Un texte rare de Pierre Dhainaut, non repris en livre, en date du 20/10/1978. Seconde partie.

Idéologie, sublimation, comment de toute façon les éviter ? Si la poésie fait corps avec l'histoire, individuelle et collective, elle la traverse aussi. Tantôt nous voulons coïncider avec cette histoire, tantôt nous en évader, à tout prix. La poésie ne consiste pas dans le seul dévoilement de sa nature : elle se désincarne alors. Elle ne consiste pas davantage en une incarnation qui exigerait qu'on lui sacrifie tout, qui l'ampute et l'alourdit.
Traquée, la poésie fatalement se dérobe. Nous ne procédons que par coups de force : textes qui ont la prétention d'être ainsi des poèmes, écrivains qui osent s'appeler des poètes. Or la poésie n'existe pas, elle n'existe pas du moins comme une entité que, pour nous y soumettre ou pour la soumettre, nous puissions abstraire, emprisonner. Son nom déjà n'est-il pas un obstacle ?
Elle nous surprend, nous la surprenons parfois.
Est-ce le réel ? Est-ce l'image ? Est-ce le langage ? Est-ce le silence ? Questions insolubles. En mettant l'accent ici puis là, nous sommes victimes inévitablement de cette conception, particulière à l'Occident, qui veut trancher, qui n'admet qu'un sens : elle postule toujours l'innocence et l'unité, mais en quelque sorte à rebours.
Hier naïfs, actuellement crispés. Nous avons fui, nous piétinons : la belle affaire ! Prétendre après Breton que la poésie "porte en elle la compensation parfaite des misères que nous endurons" me paraît aussi néfaste, aussi faux, que de proclamer à la suite de Denis Roche : "Poésie, c'est crevé." Accepter, renoncer : dilemme absurde. Nous ignorons la relation, cette oscillation qui donne vie à la houle, au souffle.
Que serait le temps sans l'éternité ? La poésie n'est pas plus l'éternité que le temps. De même, elle n'est pas plus le réel que l'image, le langage que le silence : elle naît de leurs rapports. Parfois donc, pourquoi pas sans cesse ? Les poèmes et les poètes ne sont pas seuls en cause. Tous, nous devrions apprendre à respirer.

Sommes-nous vraiment pauvres ?
Encombrés par les idées d'une civilisation qui entre oui et non ne nous a pas laissé le choix, nous étouffons. Autant que des ombres, les mots sont des flammes. Les ombres ont été trop denses, les flammes trop légères : artificiellement nous avons séparé. Déchiré. La langue est semblable à l'air dont a besoin l'oiseau, dont il se joue : son vol, une connaissance, et pourquoi le poème n'en serait-il pas une aussi ? L'oiseau ne s'évade pas, prétendrons-nous qu'il est captif ?
La poésie ne nous sauve pas, elle éveille : il n'y a point de malédiction, manque et plénitude ne sont pas des réalités indépendantes. Je n'attends rien du parti pris (la nostalgie, l'avant-garde). Autant que de l'aveuglement je me méfie de la lucidité. Pourquoi des poètes ? Que la question reste en suspens, peu m'importe : nous n'avons que trop de réponses. Perdons notre fausse assurance, ou notre honte, et nous inventerons un art d'écrire, un art de vivre aussi bien, qui échappe à l'essence et à l'ordre.
Le rien subversif.


Pierre Dhainaut