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17/06/2021

"Young Appolo", par Claude Chambard, éditions La Cabane, mai 2008, 16 pages, 6 €

Il semble heureux de cette existence simple mais protégée. En tous les cas, il dit qu'il est bien content, qu'il se plaît, qu'il aime beaucoup s'asseoir pour lire sur les bancs du parc Rivière.
Il ne cherche pas à se souvenir de ce qu'il faisait hier. Où il habitait, il dit qu'il y a comme un trou dans sa mémoire, dans sa vie.
Il ne se souvient pas dans quelle ville il est né, ni où il a grandi.
Il lit lentement les livres de sa bibliothèque dont il se demande comment et par qui elle a été constituée. Il dit qu'il en est le locataire, plutôt que le propriétaire. Il pense qu'il sera mort avant d'avoir tout lu.
Il ouvre sa porte avec infiniment de délicatesse. Pourtant, il a toujours l'air catastrophé. Il semble penser : "Je n'aurais pas dû accepter". Il en a mal au cœur.
Il a le visage fatigué & ne s'efforce pas d'avoir l'air enthousiaste.
Il a l'air de chercher un mot, puis le suivant. Comme s'il devait combler un immense vide de langue. Une sorte d'angoisse.
C'est un sacré travail, dur & ingrat.
Il faut trouver l'impulsion, instinctivement, ça ne s'apprend pas.
Chaque jour, il faut avoir la volonté de trouver un mot, puis le suivant.
Pas le courage, une nécessité vitale.
Une douleur essentielle.
Ça ne s'explique pas.
Le travail ne s'explique pas, jamais.
Il faut juste montrer.
C'est de l'ignorance. Il ne faut pas avoir de complexe. L'ignorance est une bénédiction. On demeure vivant, spontané & sincère.

* * *


- Avant, ici, il y avait une chartreuse entourée d'un grand jardin à la française.
Une famille de bijoutiers y habitait. Ils ont disparu pendant la guerre.
Un jour, en 43, deux tractions noires sont rentrées par le grand portail.
La propriété a été vendue à une famille des Chartrons. Ils n'étaient jamais là, toujours par monts et par vaux, les enfants dans des institutions en Suisse. Le père est mort dans un accident d'avion en Amérique du Sud, au Venezuela je crois. La mère a filé en 50 avec un gigolo, on l'a retrouvée l'année suivante décapitée à Monte-Carlo, une sale histoire. Les enfants ont été laissés à l'abandon, ce n'était pas une famille unie, non, ça on ne peut pas dire, ils ont vendu au début des années 70. C'était en très mauvais état, un promoteur a tout rasé et voilà ils ont construit cette résidence.
- Il est arrivé au début des années 2000. Discret, solitaire, mais charmant, charmant vraiment.
- Charmant, mais discuté.
- Distrait.
- Un côté Tournesol.
- Oui, distrait, mais élégant, courtois. Un véritable homme du monde.
- 
& modeste.
- Il aurait pu, tout aussi bien, habiter la chartreuse & se promener dans le jardin à la française.


Claude Chambard

11:48 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

16/06/2021

"Le nain rouge", de Michel Tournier, ill. d'Anne-Marie Soulcié, éditions Fata Morgana, 6 octobre 1975, 64 pages

Un soir dans un bar de Pigalle, alors qu'il venait de gagner un pari en déchirant en deux un jeu de cinquante-deux cartes à jouer, il fut abordé par un homme basané, aux cheveux noirs et frisés, et qui s'adornait de diamants. Il se présenta : Signor Silvio d'Urbino, directeur du Cirque d'Urbino dont le chapiteau se dressait pour la semaine à la Porte Dorée. Le nain rouge accepterait-il d'entrer dans sa troupe ? Lucien attira à lui une carafe de cristal avec l'intention de la faire voler en éclats sur la tête de l'insolent. Puis il se ravisa. Son imagination venait de lui représenter un vaste cratère où les têtes des spectateurs se serraient comme des grains de caviar, s'étageant autour d'une piste ronde violemment éclairée. Du cratère une ovation puissante, continue, interminable déferlait sur un personnage minuscule, vêtu de rouge, dressé seul au centre de la piste. Il accepta. 
Les premiers mois, Lucien se contenta d'égayer les temps morts du spectacle. Il courait sur la banquette circulaire qui cerne la piste, s'empêtrait dans les agrès, s'enfuyait avec des cris aigus quand l'un des hommes de piste exaspéré le menaçait. Finalement il se laissait prendre dans les plis du grand tapis des cascadeurs, et les hommes l'emportaient - grosse bosse au milieu de la bâche roulée - sans plus de cérémonie.
Le rire qu'il faisait déferler des gradins l'exaltait au lieu de le blesser. Ce n'était plus le rire concret, sauvage, individuel qui avait été sa peur majeure avant sa métamorphose. C'était un rire stylisé, esthétique, cérémonieux, collectif, véritable déclaration d'amour pleine de déférence de la foule femelle à l'artiste qui la subjugue. D'ailleurs il se changeait en applaudissement quand Lucien reparaissait sur la piste, comme le plomb de l'alchimiste tourne à l'or au fond du creuset.
Mais Lucien se lassa de ces menues pitreries qui n'étaient qu'exercices et tâtonnements. Un soir ses compagnons le virent se glisser dans une sorte de salopette en matière plastique rosâtre qui figurait une main géante. A la tête, à chaque bras, à chaque jambe correspondait un doigt terminé par un ongle. Le torse était la paume, et derrière saillait l'amorce d'un poignet coupé. L'énorme et effrayant organe tournoyait en s'appuyant successivement sur chacun de ses doigts, se posait sur son poignet, se crispait vers les projecteurs, courait avec une vélocité de cauchemar, et même grimpait aux échelles, tournoyait accroché par une phalange autour d'une barre fixe ou à un trapèze. Les enfants hurlaient de rire, les femmes avaient la gorge serrée à l'approche de cette immense araignée de chair rose. La presse mondiale parla de l'entrée de la main géante.


Michel Tournier

16:46 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

15/06/2021

"Le poids du monde", de Pierre Bergounioux, Hi.e.ms 3, mars 1999, 12 pages

La main de l'homme est retombée devant la hargne des genêts, des sureaux, des ronciers. L'opiniâtreté du granit, la perfidie des marais ont brisé, englouti ses rêves de domination et de conquête. Presque rien n'a changé depuis deux mille ans, à peu près, qu'il s'est risqué sur les hauteurs pour échapper, sans doute, aux calamités qui dévastaient la plaine, aux invasions, aux disettes et aux pestes, aux guerres que nous livraient Édouard III et la Prince Noir, les reîtres de tout poil, les chauffeurs, les grandes compagnies. Ce que nous avons eu sous les yeux, pour commencer, ce dont nous avons enduré, nous derniers, la double, l'invincible étreinte, matérielle et mentale, ce fut l'archaïsme tenace, l'anachronisme vivant à quoi la terre, parfois, par endroits, condamne ses habitants.
Tout le temps que la vie a persisté, vaille que vaille, à la lisière des bois pluvieux, sur la lande éternellement drapée de gris et de violet, constellée des larmes d'argent des ruisseaux, elle est restée comme étrangère à elle-même, sevrée de cette chose qui, pour être impalpable, n'en est pas moins indubitable, suprêmement réelle et merveilleuse et libératrice, la connaissance approchée, la conscience réfléchie. C'est dans "le rêve de pierre des grandes cités", comme dit Baudelaire, leur espace nettement circonscrit, rigoureusement ordonné, rayonnant que s'élabore le sens du monde, qu'il est permis de juger, de nommer congrûment toute chose et soi-même, d'être conformément, enfin, à notre nature, qui est double : par corps et en pensée. Or, celle-ci ne fait pas bon ménage avec les solitudes, les rampes bossuées, l'eau qui sourd, la callune courte et la fougère. Elle croît et fleurit entre des murs épais, lambrissés, doublés de livres, de tentures, dans l'air tiède, légèrement confiné de lieux consacrés. Et c'est sans doute l'ultime effet du primat de la matière, de la détermination qu'elle exerce en dernière instance sur la pensée que cette dernière, lorsqu'elle naît derrière des façades néo-classiques, sous des lampes, se borne à enregistrer ses entours immédiats, les façades néo-classiques, donc, et les arcades, les jardins à la française, la fausse nature du bois de Boulogne, les marronniers décoratifs, policièrement administrés, qui mirent leurs thyrses dans le bassin du Luxembourg. Ses pouvoirs s'estompent au-delà du cadre physique dont elle est l'expression et le reflet, s'abolissent sous la forêt froide, sur les brandes qui occupent l'étendue vague parce qu'il est de leur essence, farouche, obscure, irréductible, de ne s'y prêter point.
Mais, me dira-t-on, je suis en train de faire le contraire de ce que je prétends, de dire, comme je peux, ces choses dont j'affirme qu'elles empêchent qu'on les envisage, qu'on en secoue l'empire inexpugnable, la muette tutelle. Oui, c'est à les transporter dans le registre distinct où le monde existe une deuxième fois, pour nous qui sommes pensifs, que je m'applique.


Pierre Bergounioux

03:41 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)