15/06/2021
"Le poids du monde", de Pierre Bergounioux, Hi.e.ms 3, mars 1999, 12 pages
La main de l'homme est retombée devant la hargne des genêts, des sureaux, des ronciers. L'opiniâtreté du granit, la perfidie des marais ont brisé, englouti ses rêves de domination et de conquête. Presque rien n'a changé depuis deux mille ans, à peu près, qu'il s'est risqué sur les hauteurs pour échapper, sans doute, aux calamités qui dévastaient la plaine, aux invasions, aux disettes et aux pestes, aux guerres que nous livraient Édouard III et la Prince Noir, les reîtres de tout poil, les chauffeurs, les grandes compagnies. Ce que nous avons eu sous les yeux, pour commencer, ce dont nous avons enduré, nous derniers, la double, l'invincible étreinte, matérielle et mentale, ce fut l'archaïsme tenace, l'anachronisme vivant à quoi la terre, parfois, par endroits, condamne ses habitants.
Tout le temps que la vie a persisté, vaille que vaille, à la lisière des bois pluvieux, sur la lande éternellement drapée de gris et de violet, constellée des larmes d'argent des ruisseaux, elle est restée comme étrangère à elle-même, sevrée de cette chose qui, pour être impalpable, n'en est pas moins indubitable, suprêmement réelle et merveilleuse et libératrice, la connaissance approchée, la conscience réfléchie. C'est dans "le rêve de pierre des grandes cités", comme dit Baudelaire, leur espace nettement circonscrit, rigoureusement ordonné, rayonnant que s'élabore le sens du monde, qu'il est permis de juger, de nommer congrûment toute chose et soi-même, d'être conformément, enfin, à notre nature, qui est double : par corps et en pensée. Or, celle-ci ne fait pas bon ménage avec les solitudes, les rampes bossuées, l'eau qui sourd, la callune courte et la fougère. Elle croît et fleurit entre des murs épais, lambrissés, doublés de livres, de tentures, dans l'air tiède, légèrement confiné de lieux consacrés. Et c'est sans doute l'ultime effet du primat de la matière, de la détermination qu'elle exerce en dernière instance sur la pensée que cette dernière, lorsqu'elle naît derrière des façades néo-classiques, sous des lampes, se borne à enregistrer ses entours immédiats, les façades néo-classiques, donc, et les arcades, les jardins à la française, la fausse nature du bois de Boulogne, les marronniers décoratifs, policièrement administrés, qui mirent leurs thyrses dans le bassin du Luxembourg. Ses pouvoirs s'estompent au-delà du cadre physique dont elle est l'expression et le reflet, s'abolissent sous la forêt froide, sur les brandes qui occupent l'étendue vague parce qu'il est de leur essence, farouche, obscure, irréductible, de ne s'y prêter point.
Mais, me dira-t-on, je suis en train de faire le contraire de ce que je prétends, de dire, comme je peux, ces choses dont j'affirme qu'elles empêchent qu'on les envisage, qu'on en secoue l'empire inexpugnable, la muette tutelle. Oui, c'est à les transporter dans le registre distinct où le monde existe une deuxième fois, pour nous qui sommes pensifs, que je m'applique.
Pierre Bergounioux
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