241158

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

28/06/2021

"Précisions sur les vagues", de Marie Darrieussecq, édtions P.O.L, février 1999, 16 pages

Est-ce la mer qui arrive sur la côte ? Ou la côte qui arrive sur la mer ? Est-ce la terre qui interrompt la masse de l'eau, ou l'eau qui limite la terre ? Je me tiens devant la mer, la mer de chez moi, celle qui touche la côte basque et me sert de repère pour regarder les autres mers. En face il y a l'Amérique, mais d'abord, à quelques milles à peine, de très profondes fosses, une fracture, un mur jusqu'au fond de l'eau. Au Nord, il y a la forêt. Au Sud, la frontière de l'Espagne. A l'Est, la masse du continent. A l'Ouest tout est bleu. Le regard est happé par ce bleu qui ouvre la géographie d'angle. C'est à cause de ce coin peut-être, un angle droit, qu'il y a autant de vagues ; à cause du mur des fosses aussi, qui brise l'eau dans la profondeur. C'est une mer en forme de dièdre.
Les vagues ici sont des rouleaux. La plage descend doucement. L'eau se tient nettement au-dessus et s'effondre pour pouvoir toucher terre, pour faire la jointure : sinon l'espace béerait. Le vide au cœur du rouleau, celui que les surfeurs nomment : le tube, est cet espace béant qui resterait ouvert si la mer ne touchait pas terre. Le tube marque la place éphémère du vide, avant la fermeture, avec fracas, de la matière. C'est une mise en ordre en spirale, comme à l'intérieur de certains moteurs tubulaires est gravée une hélicoïde empêchant la mèche de dévier, la vis de glisser hors de l'écrou, le piston de riper ; la vague de cette côte contient géométriquement le vide, elle l'organise, elle l'admet dans le sens imposé d'une rotation. L'air qui s'engouffre émet un claquement, une secousse d'implosion, la spirale se ferme pour s'ouvrir par derrière : dans ce balancement se réenclenche la mécanique admettant, une infime fraction de temps, un phénomène ailleurs banni par la nature. J'ai cru un court moment d'enfance que toutes les côtes, tous les endroits du monde où la mer et la terre se touchent, donnaient à voir ce mouvement, ce désordre et cet ordre affrontés, ces éclats de vide en permanence dans la matière. Mais il n'existe que peu de spots dans le monde (Biarritz, Hawaï, Brisbane, Ad Akhl'youn). Les surfeurs appellent spots ces endroits du monde où le vide se manifeste en tubes d'eau ; où l'absence de la matière est visible dans la mer, par la forme en creux que celle-ci adopte. Les spots sont littéralement des taches à la surface du monde, des trous, des absences, où se constate le jeu de la charnière. Ailleurs, la ligne ininterrompue contenant les terres tend plutôt à colmater la rimaye, à colmater la grève et l'eau en suivant le trait.

Les côtes Est, pour la plupart pliées en arc, fermées en poches, ou faisant face à d'autres côtes, ont ainsi un double système de colmatage (golfe de Mannar, golfe de Campêche, mer de Sulu, crête des Mascareignes, atoll de Banks) : il s'agit du lagon, qui arrête le déferlement de l'eau, d'abord par une barrière de corail (de granit, de grès entaillé, d'algues intriquées ou pétrifiées), puis définitivement par la plage : l'eau s'étale, turquoise en général, surmontée, du côté de la barrière, par des rouleaux sur quelques rangs, et bordée, du côté de la rive, par la bande parallèle mais plus basse du sable, d'où l'on aperçoit l'écume surplombante.


Marie Darrieussecq

19:53 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

Les commentaires sont fermés.