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26/06/2021

"Les chemins de la gloire"

En répondant au très élogieux et très bel article qu'Honoré de Balzac avait consacré dans la Revue parisienne à la Chartreuse de Parme, Stendhal écrivait, de Civita-Vecchia, le 30 octobre 1840 à son généreux critique : "Je pensais n'être pas lu avant 1880, j'avais renvoyé à cette époque lointaine les jouissances de l'"imprimé". Quelque ravaudeur littéraire, me disais-je, fera la découverte des ouvrages dont vous exagérez si étrangement le mérite [...] Tous les coquins politiques ayant un ton déclamatoire et éloquent, l'on en sera rassasié en 1880."

Le plus étonnant dans cette prophétie ironique et faussement modeste, c'est qu'elle se révélera exacte. Ce n'est qu'en 1883 que Paul Bourget publiera le premier volume de ses Essais de psychologie contemporaine dans lesquels il célèbrera la modernité du génie de Stendhal et lui assurera une seconde carrière durable jusqu'à nous. Lui-même, le pauvre Bourget, qui avait une certaine surface dans le pré carré des lettres, avec le Disciple, notamment, tombera par la suite dans un oubli sans fond, dont on ne sait quelle âme charitable pourrait le sortir. La morale et le pompeux avaient coulé son œuvre de son vivant, et Thibaudet pouvait écrire déjà que sa forme et sa substance romanesques appartenaient au passé. Rien ne sert de mourir tard pour durer, mieux vaut comme Stendhal s'éclipser tôt, légèrement méconnu. On a tout l'avenir devant soi.

Il n'y a pas que les écrivains pour penser à la postérité, même s'ils en sont très préoccupés, au point de nommer "immortels" les quarante académiciens, avec une hâte qui relève de la conjuration du mauvais sort. Bien humaine au demeurant. Tous les créateurs y pensent, à la durée de leur œuvre, à l'outre-tombe. Sans parler des politiques, puisqu'il n'y a pas de grand monarque qui ne laisse derrière lui de grands travaux. Mais la gloire, la postérité sont capricieuses, imprévisibles. Les romans de Diderot, par exemple, furent publiés après sa mort et en allemand. C'est le cas de Jacques le Fataliste et celui du Neveu de Rameau que l'on ne connaît que dans la traduction française de la traduction allemande qu'en avait faite Goethe. Tel autre philosophe eut une chance plus fragile encore puisqu'on ne retrouva ses manuscrits qu'in extremis, dans les mains d'un marchand ambulant qui enveloppait des marrons chauds avec les grandes pages. Insouciance ou malchance, les deux illustres défunts ont frôlé sinon l'oubli, du moins une auréole plus étroite.

Parfois la gloire vous attrape par un autre bout que celui qu'on avait prévu. Voltaire misait beaucoup sur ses grandes tragédies, Zaïre, Adélaïde du Guesclin, pour traverser le temps. On ne les joue plus, on ne les lit plus. En revanche, les contes, Zadig, Candide et les autres, brillent du même éclat et ne sont pas près d'être démodés. 

Mais le plus grand danger qui menace une œuvre, un nom, après la destruction bien sûr, ce qui fut le cas de grands musées incendiés ou bombardés, c'est le changement du goût général. On a ignoré jusqu'au nom de Vermeer pendant des siècles. Mort en 1675, il est véritablement ressuscité en 1866 par l'historien français Etienne Thoré. François Villon passe par un purgatoire de trois siècles avant de reprendre du service, de figurer dans les manuels scolaires. Shakespeare, en France du moins, dut attendre le romantisme, Hugo et Stendhal, pour voir le bout du long tunnel où il errait, trop fantaisiste, trop inclassable, trop mêlé. William Shakespeare lui-même dans un tunnel, cela devrait réconforter plus d'un auteur mal-aimé.

En peinture aussi le goût a considérablement varié, défait des positions illustres et promu les inconnus d'avant. La vraie gloire du Greco date du milieu du XIXe siècle qui, dans sa seconde moitié, va revoir à la hausse ou à la baisse beaucoup d'œuvres. C'est vers cette période que l'on sort de l'ombre des artistes considérés comme secondaires. Au nom du réalisme, l'essayiste Chamfleury réhabilite les trois frères Le Nain, Antoine, Louis et Mathieu, peintres des paysans. Un peu plus tard, à partir de 1900, c'est Georges de la Tour que l'on exhume, qui attendait paisiblement dans son cimetière de Lunéville depuis 1652. Le cas le plus évident est sans doute celui de Van Gogh. Quand il meurt en 1890, il a peint dix ans seulement et vendu un seul tableau. Il n'a jamais eu une exposition véritable, pour lui seul. Celle-ci ne viendra que dix ans plus tard, en 1901. 
Aujourd'hui, il fait la fierté des plus grands musées et bat à peu près tous les records d'enchères. En revanche, combien de peintres anciens ou récents sont passés à la trappe ? Qui lit Anatole France, Romain Rolland ? Et pour combien de temps ? Qui d'entre les vivants lira-t-on dans cent ans ? Finalement, il est assez réconfortant de ne pas le savoir.

Dans les années 90, on a redécouvert la musique baroque, grâce aux écrivains Philippe Beaussant et Pascal Quignard. Et grâce au cinéaste Alain Corneau, Marin Marais (1656-1728) aura pu aborder les rives escarpées de la liste des belles ventes de CD, un support qu'il n'aurait pu imaginer. En peinture, c'est le maniérisme qui a eu ces temps derniers le vent en poupe, et l'on en est venu à s'intéresser à Pontormo qui mourut à Florence en 1557, on a même réédité son Journal (mars 2008, ndlr), lui dont la "côte" avait tant baissé qu'au XVIIIe siècle on n'avait pas hésité à effacer les vastes fresques de San-Lorenzo auxquelles il avait travaillé dix ans. Comme quoi, on ne sait jamais. Selon le mot d'Andy Warhol, chacun de nous sera célèbre un quart d'heure dans sa vie. Et, avec de la chance, peut-être un peu plus par la suite.

Michel Braudeau

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