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03/05/2021

"Domanial", de Cyrille Guilbert, éditions La Crypte, décembre 2018, 110 p., 17 €

Ma main saisit une pierre polie par l'eau de mer. Pierre contre paume. Polissure de la pierre contre une page tannée par le temps.


La falaise est une harpe de plis durs. A son pied, l'eau de la mer fait rouler les pierres dans un long raclement de gorge. Roulant par à-coups, les galets gémissent dans leur sommeil.

 

Pierre contre peau je fais l'épreuve de la douleur. J'arpente le domaine à la manière d'un aveugle qui chercherait une issue.


Arêtes des roches dont le fil tendu fait saigner les doigts. Accidents de la pierre, faces bosselées des roches sous les doigts qui les lisent. Je subis et subis encore l'épreuve de la joie.
Alors continuer, verser le sel sur la plaie.


Cyrille Guilbert

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02/05/2021

"La Maison de Claudine", Colette, éditions Joseph Ferenczi & fils, juin 1922, 252 pages

L'auteur, Colette, en vacances à la campagne avec sa fille Bel-Gazou et ses deux beaux-fils, perçoit depuis peu, chez ces adolescents, d'inexplicables signes d'inquiétude. Elle les interroge et apprend que, chaque nuit, là-haut, dans "le long grenier où personne n'a l'occasion de passer", "on marche, tantôt à minuit, tantôt à trois heures..." Il lui faut donc, à elle Claudine (alias Colette) éclaircir le mystère.

*


Samedi. - J'ai écouté toutes les nuits depuis mercredi. On marche là-haut... Cette nuit, j'ai gravi et descendu quatre fois l'étage, inutilement.
Dimanche. - Nuit blanche. Pleine lune. Rien à signaler, que le bruit de pas entendu derrière la porte entr'ouverte du grenier...
Mardi. - Nous avons guetté cette nuit, les deux garçons et moi, laissant Bel-Gazou endormie. La lune, en son plein, blanchissait d'un bout à l'autre une longue piste de lumière où les rats avaient laissé quelques épis de maïs rongés. Nous nous tînmes dans l'obscurité, derrière la porte ouverte, et nous nous ennuyâmes pendant une bonne demi-heure, en regardant le chemin de lune bouger, devenir oblique, lécher le bas des charpentes entrecroisées... Renaud me toucha le bras : on marchait au bout du grenier. Un rat détala et grimpa le long d'une poutre, suivi de sa queue de serpent. Le pas, solennel, approchait, et je serrai dans mes bras le cou des deux garçons.
Il approchait, lent, avec un son sourd, bien martelé, répercuté par les planchers anciens. Il entra, au bout d'un temps qui nous parut interminable, dans le chemin éclairé. Il était presque blanc, gigantesque : le plus grand nocturne que j'aie vu, un grand-duc plus haut qu'un chien de chasse. Il marchait emphatiquement, en soulevant ses pieds noyés de plumes, ses pieds durs d'oiseau qui rendaient le son d'un pas humain. Le haut de ses ailes lui dessinait des épaules d'homme, et deux petites cornes de plumes, qu'il couchait ou relevait, tremblaient comme des graminées au souffle de la lucarne. Il s'arrêta, se rengorgea tête en arrière, et toute la plume de son visage magnifique enfla autour d'un bec fin et de deux lacs d'or où se baigna la lune. Il fit volte-face, montra son dos tavelé de blanc et de jaune très clair. Il devait être âgé, solitaire et puissant. Il reprit sa marche de parade et l'interrompit pour une sorte de marche guerrière, des coups de tête à droite, à gauche, des demi-voltes féroces qui menaçaient sans doute le rat évadé. Il crut un moment sentir sa proie, et bouscula un squelette de fauteuil comme il eût fait d'une brindille morte. Il sauta de fureur, retomba, râpa le plancher de sa queue étalée. Il avait des manières de maître, une majesté d'enchanteur...
Il devina sans doute notre présence, car il se tourna vers nous d'un air outragé. Sans hâte, il gagna la lucarne, ouvrit à demi des ailes d'ange, fit entendre une sorte de roucoulement très bas, une courte incantation magique, s'appuya sur l'air et fondit dans la nuit, dont il prit la couleur de neige et d'argent.


Colette

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01/05/2021

"Cahier d'ombres" de Philippe Denis, éd. Mercure de France, 12 juin 1974, 128 pages

Le partage


Par cette conque de mémoire,
je viens,
je viens sous ma mort...


A l'orée des sangs
filtrés par tous les dépaysements,
ma parole
soutient dans l'horreur
ce manque de signe.


Et pour toujours,
fils, je suis
orphelin de cette mémoire.

 

Si près, maintenant,
dans l'oubli,
au rebours de l'âge...


Où la douleur,
seule, me crée -
j'avance...
je note des cris,


je me sépare
de ce qui me sépare,


- ajusté à mon effroi,
je viens du fond de mon souffle.

 

Cerne,
loque de cette lampe à minuit,
la mèche du cœur baissée.


(l'assiette
est un trou sur la table


Dans le vent,
dehors -
la ronce se dilate


(pierre de taille du souffle

 

Je vis sans objet -


sur mon sang
la coque
d'un rêve
conjugue l'espace...


Tardive image
d'un couple -
j'incarne la douleur
de n'être jamais né.


Philippe Denis

20:24 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)