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31/08/2021

Un romancier nommé Flaubert, par René Dumesnil (II)

Cela durera de septembre 1851 au 30 avril 1856, près de cinq années d’un labeur opiniâtre, qui d’un pensum entrepris à contrecœur, a fait un chef-d’œuvre.
   Dans l’été de 1846, alors que désespéré par la mort de son père et de sa sœur, il demandait à Pradier de fixer dans le marbre les traits des deux êtres perdus, il rencontra chez le sculpteur la poétesse Louise Colet que ses intimes - ils étaient nombreux, quelques-uns étaient illustres : Victor Cousin, Musset - nommaient "la Muse". Elle était belle. Il était triste, et beau lui aussi. Il lui plut. Elle fit des efforts pour le consoler.
   Leur liaison dura sept ou huit ans, traversée d’orages, de brouilles, de réconciliations. Il ne consentait à quitter pour elle Madame Bovary qu’à intervalles trop longs au gré de l’impatiente. Il avait beau écrire pour elle des articles destinés aux journaux de mode dont elle était la collaboratrice, elle voulait autre chose, et les conseils littéraires qu’il lui prodiguait ne lui suffisaient point, non plus que les longues lettres admirables où il était question d’esthétique tout autant que de tendresse. Nous lui devons de l’indulgence : Louise Colet nous a valu un chef-d’œuvre involontaire et spontané, les lettres qui nous disent les efforts surhumains dont fut payée la réussite de Madame Bovary.

"Madame Bovary, c’est moi"

On sait que Flaubert, à qui l’interrogeait sur l’origine de son roman, répondait : "Madame Bovary ?, C’est moi..." Boutade si l’on veut, mais vérité profonde. On a beaucoup disputé sur les lieux véritables de l’action. Le point de départ est bien probablement l’histoire de Delamare et de sa femme. Il y entre pour beaucoup celle des soucis d’argent, qui, de chute en chute, mènent Emma au suicide, les confidences de Madma Pradier, femme du sculpteur, qui elle aussi connut la misère après quelques années de dissipations.
   Mais c’est bien loin d’être l’essentiel. Ce qui compte, ce qui fait la valeur du livre, c’est ce qui vient de Flaubert lui-même, de son expérience de la vie, de sa connaissance divinatoire et si précise des mystères de l’âme féminine. Il a écrit à Louise Colet un soir de tristesse : "A cette heure, ma pauvre Bovary souffre et pleure dans cent villages de France."
   Elle y souffre et pleurera en tous lieux du monde tant qu’il y aura de la détresse morale dans les âmes et des larmes pour la pleurer. Les modes, les usages, les mœurs évoluent, se transforment, la triste faculté de se croire ce que l’on n’est pas, ce que l’on ne peut être ce que le philosophe Jules de Gaultier a précisément appelé le « bovarysme » - existait avant que Flaubert n’en donnât dans son héroïne une image triste comme la vie, et existera demain comme hier pour causer le malheur irrémédiable des victimes de cette illusion.
  Et ce qui demeure aussi, c’est la fidélité des descriptions, des paysages et des sites, saisis dans leurs traits immuables : le panorama de Rouen, découvert de la côte de Neufchâtel ; le cours de la Seine, les fermes normandes au printemps. Deux guerres ont passé, entraînant les pires dévastations. Le livre reste vrai, actuel pour le décor comme pour les états d’âme.
   La publication dans la Revue de Paris, commencée en octobre 1856, alarma l’autorité. La Revue déplaisait au pouvoir à cause de son libéralisme. Niant la leçon de morale qu’est cette dure histoire, on prit prétexte d’une immoralité de surface en négligeant son fond, sa sincérité. Et Flaubert alla s’asseoir sur les bancs de la sixième chambre correctionnelle.
   Un réquisitoire tendancieux du substitut Pinard n’empêcha point la belle plaidoirie de maître Sénard d’amener l’acquittement, le 7 février 1857. En avril, le roman paraissait chez Michel Lévy.
   Flaubert demeurait meurtri. Ennemi de toute réclame, professant que le public n’a rien à connaître de la vie privé de l’artiste, il avait été livré tout vif à la curiosité des badauds, et une suspicion demeurait attachée à son nom, en dépit de l’acquittement. Il songea sérieusement à ne plus rien publier. Et puis, il chercha un refuge, une fois encore, dans le travail. Mais il choisit un sujet historique qui dans le temps et dans l’espace le mènerait bien loin de ses contemporains.
   Une page de l’Histoire romaine de Michelet sur Carthage demeurait, toute vivante, en sa mémoire. Il lut tout ce qui pouvait évoquer une civilisation dont rien ne subsistait depuis que Scipion avait rasé la ville de Didon, l’antique Byrsa. Et il rêva : d'une civilisation faite de souvenirs emportés de son voyage sur le Nil, des deux nuits passées dans la maison d’une aimée d’Esneh, ville réservée par le gouvernement égyptien aux femmes galantes, Ruchiouk-Hânem, la "petite princesse" vue dans L’Éducation non comme une courtisane mais comme la femme idéale, par le héros. Et puis, toujours, il rêva d’une image venue sur ce fond, en surimpression, comme on dirait aujourd’hui, et ramenant encore Élisa, il conçoit Salammbô, fille d’Hamilcar.  

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Felouques à Esneh

l’Éducation sentimentale

   Les faits historiques qui serviront de cadre à l’action sont dans Polybe, historien fidèle, qui eut en mains les documents authentiques. Flaubert les lui a empruntés. Mais il comprend au bout de quelques mois de tâtonnements qu’il ne fera rien de bon s’il ne va puiser au pays même la vérité éternelle des paysages, de la lumière, de l’âme aussi de l’Afrique, toutes ces choses immuables, qui survivent aux civilisations abolies. Et en effet, au retour, la tâche est un peu plus aisée, mais bien lourde quand même car les difficultés de style deviennent plus embarrassantes à chaque scène pour varier le ton, et parvenu à la moitié de son manuscrit, il se demande s’il va renoncer.
   Tout est vrai cependant, de ce qui pouvait être pris à l’histoire.
   Salammbô est publié en novembre 1862. Le succès est considérable, et la fille d’Hamilcar paraît dans les revues de fin d’année ; des polémiques s’engagent. Flaubert répond victorieusement à l’archéologue Frœner, homme grave qui a lu trop légèrement l’œuvre d’un romancier mieux que personne renseigné sur les mœurs puniques.
   Et le tumulte apaisé, Flaubert se remet au travail. L’Éducation sentimentale sort de ses rêveries devant ses notes, devant les images d’Élisa Schlésinger, son cher "fantôme de Trouville", sa "vieille et chère tendresse" - comme il lui écrira quand elle sera libre trop tard, ce qui valait mieux, car il est des souvenirs de rêves que la réalité aurait probablement tués. Le livre devait porter pour titre "les Ratés". Flaubert y renonça et fit bien : il est tout autre chose de plus douloureux : l’histoire d’une génération qui se bouche les yeux pour ne rien voir et que la défaite de 1870 va durement ramener à la réalité.
   Sous l’aventure sentimentale de Frédéric et de Marie, sous la peinture d’un milieu d’artistes et de bohèmes dont Arnoux est le centre, c’est un tableau de la vie politique et sociale de la France pendant le règne du Roi-Citoyen et la Deuxième République que l’on trouve, c’est en un seul roman presque toute la matière de la Comédie humaine, et c’est d’une telle fidélité à l’histoire que Georges Sorel, le sociologue, auteur des Réflexions sur la violence, a pu dire que "tout historien désireux de connaître l’époque qui précéda le coup d’État ne peut négliger L’Éducation sentimentale".
   Du point de vue de la technique, le roman n’est pas moins réussi : il a la mobilité de la vie, il éclaire d’une même lumière vraie les milieux les plus différents, clubs politiques, ateliers d’artistes, salons aristocratiques, boudoirs de filles, réunions hippiques, scènes d’émeute… C’est partout la même sûreté de coup d’œil, la même justesse des nuances. Et des paysages comme ceux de la forêt de Fontainebleau où Frédéric vient tenter d’oublier sa peine avec Rosanette – comme le héros de Novembre, tout à l’heure sont parmi les belles réussites du réalisme : ici Flaubert fait songer à Courbet.

la marée de bêtise…

   Publiée à la veille de la guerre, L’Éducation sentimentale n’eut qu’un très médiocre succès. On jugea le livre confus ; on ne le compris pas. D’ailleurs c’est un de ces romans qui ne livrent leur séduction triste qu’aux esprits mûrs, aux êtres qui ont souffert et acquis l’expérience de la vie.
   Flaubert avait, aux dîners Magny, rencontré Georges Sand, et s’était lié d’une amitié délicate avec la dame de Nohant. Elle essaya de lui faire entendre qu’il devrait dans ses livres faire la part moins large à l’expression de son pessimisme, songer que le romancier peut consoler et non désoler.             A suivre

René Dumesnil

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